vendredi, février 15, 2008

LE PREMIER HOMME (Albert CAMUS)

...Pourtant sa culture était immense et J.C. (Jacques Cormery) l'admirait sans réserve, parce que Malan, dans un temps où les hommes supérieurs sont si banals, était le seul être qui eût une pensée personnelle, dans la mesure où il est possible d'en avoir une, et dans tous les cas, sous des apparences faussement conciliantes, une telle liberté de jugement qu'elle coïncidait avec l'originalité la plus irréductible. page 33
"Cher ami, dit-il (J.C.) , vous avez toujours cru que j'étais orgueilleux. Je le suis. Mais pas toujours ni avec tous. Avec vous, par exemple, je suis incapable d'orgueil."
Malan détourna le regard, ce qui chez lui était signe d'émotion.
"Je le sais , dit-il, mais pourquoi?
-Parce que je vous aime" dit calmement Cormery.
Malan tira vers lui le saladier de fruits rafraîchis et ne répondit pas.
"Parce que, continua Cormery, lorsque j'étais jeune , très sot et très seul, (vous vous souvenez, à Alger?), vous vous êtes tourné vers moi, et vous m'avez ouvert sans y paraître les portes de tout ce que j'aime en ce monde.
-Oh, vous êtes doué.
-Certainement. Mais aux plus doués, il faut un initiateur. Celui que la vie met sur votre chemin, celui-là doit être pour toujours aimé et respecté, même s'il n'est pas responsable.
-Oui, oui, dit Malan, d'un air patelin. page 36
"Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence.
-Oui, et ils meurent. page 39
(Jacques Corméry est revenu à Alger voir sa mère) Il ne l'avait jamais entendue se plaindre, sinon pour dire qu'elle était fatiguée, ou qu'elle avait mal aux reins après une grosse lessive. Il ne l'avait jamais entendue dire du mal de personne, sinon pour dire qu'une soeur ou une tante n'avait pas été gentille avec elle ou avait été "fière". Mais , en revanche, il l'avait rarement entendue rire de tout son coeur. Elle riait un peu plus maintenant qu'elle ne travaillait plus depuis que ses enfants subvenaient à ses besoins.. Jacques regardait la pièce qui, elle aussi, n'avait pas changé. Elle n'avait pas voulu quitter cet appartement où elle avait ses habitudes, ce quartier où tout lui était facile, pour un autre plus confortable mais où tout serait devenu difficile. Oui, c'était la même pièce. On avait changé les meubles, qui étaient maintenant décents et moins misérables. Mais ils étaient toujours nus et collés au mur. "Tu fouilles toujours", dit sa mère. Oui, il ne pouvait s'empêcher d'ouvrir le buffet qui contenait le strict nécessaire, malgré les objurgations et dont la nudité le fascinait. Il ouvrit aussi les tiroirs de la desserte qui abritaient deux ou trois médicaments dont on se suffisait dans cette maison, mêlés à deux ou trois vieux journaux, des bouts de ficelle, une petite boîte en carton remplie de boutons dépareillés, une vieille photo d'identité. Ici, même le superflu est pauvre parce que le superflu n'était jamais utilisé. Et Jacques savait bien que, dans une maison normale où les objets abondaient comme chez lui, sa mère n'utiliserait justement que le strict nécessaire....Lui avait grandi au milieu d'une pauvreté aussi nue que la mort, parmi les noms communs, chez son oncle, au contraire, on admirait le grès flambé des Vosges, on mangeait dans le service de Quimper, chez son oncle, il découvrait les noms propres. page62
La mémoire des pauvres est moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères dans l'espace puisqu'ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d'une vie uniforme et grise. Bien sûr, il y a la mémoire du coeur, mais le coeur s'use à la peine et au travail, il oublie plus vite sous le poids des fatigues. Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort. Et puis, pour bien supporter, il ne faut pas trop se souvenir, il fallait se tenir tout près des jours, heure après heure, , comme le faisait sa mère .page 79
Son frère et lui ne recevait aucun argent de poche, sinon parfois quand ils consentaient à rendre une visite à un oncle commerçant et à une tante bien mariée. Pour l'oncle, c'était facile car ils l'aimaient bien. Mais la tante avait l'art de faire résonner sa richesse relative, et les deux enfants préféraient rester sans argent et sans les plaisirs qu'il procure plutôt que de se sentir humiliés. page 85
Tous étaient morts...Personne ne parlait plus d'eux. Ni sa mère, ni son oncle ne parlaient plus des parents disparus. Ni de ce père dont il cherchait les traces, ni des autres. Ils continuaient à vivre de la nécessité, bien qu'ils ne fussent plus dans le besoin, mais l'habitude était prise et aussi une méfiance résignée à l'égard de la vie, qu'ils aimaient amicalement mais dont ils savaient par expérience qu'elle accouche régulièremnt du malheur sans même avoir donné de signes qu'elle le portait. page 126
Les manuels étaient toujurs ceux qui étaient en usage dans la métropole. Et ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner les virgules et les points, des récits , pour eux mythiques où des enfants à bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux dans le froid glacé en traînant des fagots sur des chemins couverts de neige , jusqu'à ce qu'ils aperçoivent le toit enneigé de la maison où la cheminée qui fumait leur faisait savoir que la soupe aux pois cuisait dans l'âtre. Pour Jacques, ces récits étaient l'exotisme même. Il en rêvait, peuplait ses rédactions de descriptions d'un monde qu'il n'avait jamais vu, et ne cessait de questionner sa grand-mère sur une chute de neige qui avait eu lieu pendant une heure, vingt ans auparavant sur la région d'Alger....Seule l'école donnait à Jacques et à Pierre ces joies. Et sans doute, ce qu'ils aimaient si passionnément en elle, c'est qu'ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l'ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, plus renfermée sur elle-même, la misère est une forteresse sans pont- levis. page 137
Non, l'école ne leur fournissait pas seulement une évasion à la vie de famille. Dans la classe de Monsieur Bernard, du moins, elle nourrissait en eux une faim plus essentielle encore à l'enfant qu'à l'homme et qui est la faim de la découverte. Dans les autres classes, on leur apprenait, sans doute, beaucoup de choses, mais un peu comme on gave des oies. On leur présentait une nourriture toute faite en les priant de bien vouloir l'avaler. Dans la classe de Monsieur Germain (ici, l'auteur donne à l'instituteur son vrai nom), pour la première fois, ils sentaient qu'ils existaient et qu'ils étaient l'objet de la plus haute considération: on les jugeait dignes de découvrir le monde. Et même leur maître ne se vouait pas seulement à leur apprendre ce qu'il était payé pour leur enseigner, il les accueillait avec simplicité dans sa vie personnelle, il la vivait avec eux...page 138
Lorsque, le 1er octobre de cette année-là, Jacques Cormery, mal assuré sur ses grosses chaussures neuves, engoncé dans une chemise qui gardait encore son apprêt, bardé d'un cartable fleurant le vernis et le cuir, vit le watmann , près duquel Pierre et lui se tenaient à l'avant de la motrice, ramener son levier vers la première vitesse et que le lourd véhicule quitta l'arrêt de Belcourt, il se retourna pour essayer d'apercevoir , à quelques mètres de là, sa mère et sa grand-mère, penchées encore à la fenêtre, pour l'accompagner encore un peu vers ce mystérieux lycée, mais il ne put voir les voir parce que son voisin lisait les pages intérieures de La Depêche algérienne. Alors, il se retourna vers l'avant....et malgré l'épaule fraternelle de Pierre presque collé à lui, avec un sentiment de solitude inquiète vers un monde inconnu où il ne savait pas comment il faudrait se conduire. En vérité, personne ne pouvait les conseiller. Pierre et lui s'aperçurent très vite qu'ils étaient seuls. Mr Bernard , lui-même, que d'ailleurs ils n'osaient pas déranger, ne pouvait rien leur dire sur ce lycée qu'il ignorait. Chez eux, l'ignorance était encore plus totale. Pages 185-186
Dans les imprimés qu'on leur avait remis, il ne savait que mettre à la mention "profession des parents". Il avait d'abord mis "ménagère" pendant que Pierre avait écrit "employée des P.T.T." Mais Pierre lui précisa que "ménagère" n'était pas une profession mais se disait d'une femme qui gardait la maison et faisait son ménage. "Non, dit Jacques, elle fait le ménage des autres et surtout celui du mercier d'en face. - Eh bien , dit Pierre, en hésitant, je crois qu'il faut mettre domestique". Cette idée n'était jamais venue à Jacques pour la simple raison que ce mot, trop rare, n'était jamais prononcé chez lui.- pour la raison aussi que personne chez eux, n'avait le sentiment qu'elle travaillait pour les autres, elle travaillait d'abord, pour ses enfants. Jacques se mit à écrire le mot, s'arrêta et d'un seul coup, connut la honte et la honte d'avoir eu honte....Avec tout cela, Jacques ne désirait nullement changer d'état, ni de famille, et sa mère telle qu'elle était, demeurait ce qu'il aimait de plus au monde, même s'il l'aimait désespérément. Comment faire comprendre, d'ailleurs qu'un enfant pauvre puisse avoir parfois honte sans jamais rien envier? pages 187, 188

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