mardi, décembre 19, 2017

MAUVAISE EDUCATION ( Gary Victor)
 
"Adolescent en Haïti dans les années 70, tiraillé entre la crainte d'un père rigide et le désir d'explorer le nouveau continent de la sexualité, le jeune Carl Vausier choisit de faire confiance à sa propre nature. Dans la maison familiale d'abord, où la promiscuité interdit le moindre jardin secret, il se réfugie dans le saint des saints, la bibliothèque...Puis lors des virées, dans les bas-fonds de Port-Au-Prince, où les prostituées lui procurent le plaisir tant recherché,  mais surtout lui racontent des vies de femmes stupéfiantes, victimes de l'Histoire et de la cruauté des hommes.
Sa véritable initiation sentimentale débute toutefois à la  faveur d'une correspondance  avec la mystérieuse Cœur  Qui Saigne. ...Leur première rencontre est un fiasco; Carl ne reverra jamais la jeune fille que des années après . Il ne cessera  alors de vouloir la sauver de son tragique destin. Le roman devient alors celui de deux êtres voulant rattraper le passé, réécrire leur propre histoire, tandis qu'autour d'eux , la violence redouble, que les militaires rôdent et agissent avec une brutalité inouïe.
Gary Victor, dans ce  superbe roman,  qu'on devine pour partie autobiographique, raconte aussi la naissance d'un écrivain: les débuts encouragés par ses parents, l'initiation chez un poète , ses révoltes contre les injustices et les aberrations de son pays - dont la mort absurde  de son père à même le sol dans un hôpital, à 333 mètres du bureau du président de la République.
Cette écriture foisonnante, avec son humour et sa liberté,  n'est-elle pas la seule voie qui reste à Carl pour échapper " à sa mauvaise éducation? "

 
Aujourd'hui, je ne puis penser à mon père sans me souvenir de sa bibliothèque, lieu où mon imaginaire a pris son envol, lieu creuset de ce que je suis devenu. La bibliothèque de mon père avait  pour lui une valeur surtout sentimentale. Je l'ai rarement vu consulter  les ouvrages rangés dans la grande armoire murale à porte vitrée, des livres de droit, d'histoire, des traités sur la politique, toute une collection des Temps Modernes - la revue de Jean-Paul Sartre - quelques essais de sociologie parus au pays à ce jour. Pas d'œuvres de fiction, mon père  semblait n'avoir aucun intérêt pour le roman.  Quelques livres sur la sexologie. On trouvait, aussi,  dans la bibliothèque, son carré de travail occupé principalement par un  grand bureau en acajou que j'ai récupéré après sa mort. Six mois avant son décès, dû à une insuffisance cardiaque, il avait fait installer un lit de camp dans la pièce, voulant probablement éviter des tête- à tête désagréables avec ma mère  qui ne supportait pas d'être délaissée pour des femmes de loin  au-dessous de sa condition. page 15

Il (mon père) s'enquit de mes progrès en anglais . Il tenait, je ne sais pourquoi , à ce que je maitrise la langue de Shakespeare en arguant mon défaut de langage - je zézayais-  était profitable à mon apprentissage. Ensuite, il se lança dans une critique des livres que je lisais , opinant que les romans dits populaires , les bandes dessinées qui me plaisaient tant , n'étaient pas de la littérature  et que je ne tirerais rien de ces lectures. Il lança une flèche vers ma mère  en déclarant que des romanciers comme Alexandre Dumas Michel Zevaco, Paul Féval, Allan Poe, étaient des écrivaillons. Ma mère ne dit mot, se contentant de dodeliner de la tête. pages 19, 20
 
Mon père n'avait pas fixé de règles à mes sorties  une fois atteint l'âge de l'adolescence. Il se méfiait du voisinage, surtout pour des raisons politiques, car on était au temps de la  dictature. Le moindre geste, un mot mal compris ou mal entendu, une simple observation, risquaient d'être mésinterprétés. page 24
 
Je revins au terrain vague aves régularité, recherchant avec ivresse l'amertume de cette marge...J'avais déjà conscience que ce monde était l'envers de celui où je vivais le jour, dans la sécurité d'une famille où je ne manquais de rien, entre les murs d'une école religieuse bien tenue où je fréquentais des fils et des filles de familles respectables et parfois riches.  page 27

La première (douleur) est de savoir si mon père est mort victime  de cet Etat voyou, pitoyable, dont les sbires utilisent toujours les mêmes hôpitaux pour détrousser la population.  Un jour, j'ai écouté les confidences  d'un jeune médecin sur le vol de couveuses fournies à l'Etat haïtien par un pays asiatique, matériel qui disparut en l'espace d'un mois pour être monnayé , argent comptant,  dans des cliniques privées. Mon père  - qui, sa vie durant, avait préféré se taire, se montrait  même parfois complaisant  envers le pouvoir, certes plus pour se ménager  un espace de sécurité que par affinité idéologique - venait de tomber sous les coups des comédiens détrousseurs et assassins qu'on retrouvait dans toutes les allées de cette société.  Il était mort dans cet hôpital  dit d'Etat, où la population était censée  recevoir des soins adéquats, il n'existait même pas un service d'urgence fonctionnel. page 69

Quelques jours avant sa mort, mon père  avait voulu que je l'emmène à la plage . Je m'étais senti bien étrange, à l'époque, en constatant sa décrépitude.  Il avait maigri,  se déplaçais à l'aide d'une canne. Il avait cessé de livrer combat à ses cheveux blancs qu'il teignait depuis une vingtaine d'années. Je l'avais aidé à monter dans la voiture et nous avions fait route en silence. Je ressentis une sourde  menace d'observer comment la vieillesse avait, en un tour de main, renversé les défenses constamment dressées contre elle. Je me disais  que, plus on résiste au temps, plus sa vague est violente quand elle déferle sur votre corps. J'étais partagé entre différents sentiments. La gêne d'être jeune devant lui. Le refus  de constater sa vieillesse qui préfigurait sa déchéance physique dans un avenir inévitable. La douleur de comprendre , de partager sa solitude , son désespoir de voir s'éloigner de lui les femmes qui avaient illuminé sa vie. Page 76
 
Je n'avais pas encore lu Les Comédiens , le livre de Graham Greene, interdit de vente , mais j'avais suivi les conversations prudentes  de mes parents dans  la sécurité de l'alcôve familiale, concernant les péripéties du procès que le dictateur avait  intenté à l'écrivain. ..Je gardais constamment en mémoire la voix nasillarde du dictateur qui, chaque matin, pour la montée du drapeau,  nous rappelait que le pays était sa propriété privée et que nous ne vivions que par son bon vouloir , que tout dépendait de lui, notre passé, notre présent et notre futur. Il devait avoir bien raison, car il était parvenu à faire accepter  son fils de dix-huit ans comme président Eternel. page 122
 
Tout ce qui touchait à mon père relevait du contradictoire, du paradoxal.  Je l'ai détesté surtout quand il exprimait sa hargne contre les exilés politiques en lutte contre le dictateur, exilés qu'il qualifiait soit de cancres, soit d'imposteurs, prédisant qu'à la chute   du Président Eternel,  le pays tomberait en de  pires  mains. page 157
 
Les quelques heures avant les funérailles de mon père, je m'étais barricadé dans cette pièce - le bureau - ....une conviction sereine, une sorte de connaissance soudaine s'imposant à moi, et, bien longtemps après, je m'étais demandé  si cela n'avait pas été le dernier et le plus important présent de mon père :  cette certitude intuitive que l'existence humaine ne  s'explique ni par la désespérante froideur, cette orgueilleuse  attitude des matérialistes, ni par ces branlante constructions intellectuelles des religions dites révélées. Il y avait autre chose à chercher, à comprendre avec humilité: car nous qui  étions qu'une infime partie d'un tout plus complexe, ne pouvions pas prétendre plus intelligents que l'ensemble. page 198
 
Je n 'ai aucune fierté d'être Haïtien . Mais je voudrais bien me battre  pour l'être, pour que mes enfants le soient aussi. C'est ce que je fais avec mes mots, les récits que je développe dans mes nouvelles,  dans mes romans. Mais j'ai toujours l'impression que ma plume n'arrivera jamais à m'immerger  complètement dans l'encre  de cette réalité souillée pour les restituer telle qu'elle est. page 209

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