dimanche, décembre 24, 2017

PETITE POUCETTE  (MICHEL SERRES)
 
Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer.
 
Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux résolutions: le passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé. Comme chacune des précédentes, la troisième, tout aussi décisive, s'accompagne de mutations politiques, sociales et cognitives. Ce sont des périodes de crises.
 
De l'essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né: Michel Serres le baptise  "Petite Poucette" - clin d'œil à la maestria avec laquelle les messages fusent  de ses pouces.
 
Petite Poucette va devoir réinventer une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d'être et de connaître... Débute une nouvelle ère qui verra la victoire de la multitude, anonyme, sur les élites dirigeantes, bien identifiées; du savoir discuté sur les doctrines enseignées; d'une société immatérielle librement connectée sur la société du spectacle à sens unique...
 
Ce livre propose à Petite Poucette une collaboration entre générations pour mettre en œuvre cette utopie, seule réalité possible.
 
Avant d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit,  au moins faut-il le connaître.  Qui se présente , aujourd'hui , à l'école,  au collège, au lycée, à l'université? page 7
 
Ce nouvel écolier, cette nouvelle étudiante n'a jamais vu vache, cochon, ni couvée. En 1900,  la majorité des humains,  sur la planète, travaillait au labour et à la pâture; en 2011 et comme les pays analogues, la France  ne compte plus que un pour cent de la population. ...Reste que, sur la planète, nous mangeons encore de la terre...
Il habite la ville. Ses prédécesseurs immédiats, pour plus de la moitié, hantaient les champs. Mais, devenu sensible à l'environnement, il polluera moins, prudent et respectueux, que  nous autres, adultes inconscients et narcisses.
Il n'a plus la même vie physique, ni le même monde en nombre, la démographie  ayant soudain, pendant la durée d'une seule vie humaine, bondi de deux vers  sept milliards d'humains; il habite un monde plein.
Ici, son espérance de vie va vers quatre-vingts. Le jour de leur mariage, ses arrière-grands-parents s'étaient juré fidélité pour une décennie à peine.  Qu'il ou elle envisagent de vivre ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans? leurs parents héritèrent vers la trentaine, ils atteindront la vieillesse pour recevoir ce legs.  Ils ne se connaissent plus les mêmes âges, ni le même mariage, ni la même transmission de biens. page 10
 
Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des enfants de 1970.
Il ou elle  n'ont plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus de la même nature, n'habite plus le même espace.
Né sous péridurale et de la naissance programmée, ne redoute plus, sous soins palliatifs, la même mort. page 15
 
L'individu ne sait plus vivre en couple, il divorce, ne sait plus se tenir en classe, il bouge et bavarde; ne prie plus en paroisse. L'été dernier, nos footballers n'ont pas su faire équipe; nos politiques savent-ils encore un parti plausible ou un gouvernement stable? On dit partout mortes les idéologies: ce sont les appartenances qu'elles recrutent qui s'évanouissent. page 17

Avec l'accès aux personnes, par le téléphone cellulaire, avec l'accès en tous lieux, par le GPS, l'accès au savoir est désormais ouvert. D'une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis.  page 21

Petite Poucette ouvre son ordinateur. Si elle ne se souvient pas  de cette légende, elle considère toutefois, devant elle et dans  ses mains,  sa tête elle-même, bien pleine en raison de la réserve énorme d'informations, mais aussi bien faite, puisque tous les moteurs de recherche y activent , à l'envi, textes et images , et que mieux encore,  dix logiciels peuvent y traiter  d'innombrables données, plus vite qu'elle ne le pourrait.  page 30

Sans toujours nous en douter, nous vivons ensemble  aujourd'hui, comme enfants du livre et petits-fils de l'écriture. page 33
 
Jusqu'à ce matin compris, un enseignant, dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir qui, en partie, gisait déjà dans les livres. Il oralisait de l'écrit, une page-source. Pour cette émission orale, il demandait le silence. Il ne l'obtient plus.
Formée dès l'enfance, aux classes élémentaires et préparatoires, la vague de ce que l'on appelle bavardage, levée en tsunami dans le secondaire, vient d'atteindre le supérieur dans les amphis, débordés par lui, se remplissent, pour la première fois de l'histoire, d'un brouhaha permanent qui rend pénible toute écoute ou rend inaudible la vieille voix du livre...Petite Poucette ne lit , ni ne désire ouïr  l'écrit dit. ...Pourquoi bavarde-t-elle parmi le brouhaha de ses bavards camarades?  Parce que, ce savoir annoncé, tout le monde l'a déjà. En entier. A  disposition. Sous la main.  Accessible par Web, Wikipédia, portable,  par n'importe quel portail.  Expliqué, documenté,  illustré, sans plus d'erreur que  dans les meilleures encyclopédies. Nul n'a besoin des porte-voix d'antan, sauf si l'un, original et rare, invente. 
Fin de l'ère du savoir. pages 37, 38
 
Quand Petite Poucette use de l'ordinateur ou du portable, ils exigent tous les deux le corps d'une conductrice en tension d'activité, non celui d'un passager en passivité de détente: demande et non offre. Elle courbe le dos et ne met pas le ventre en haut. Poussez cette petite personne dans une salle de cours: habitué à conduire, son corps  ne supportera pas longtemps le siège du passager passif, elle s'active alors, privée de machine à conduire. Chahut. Mettez entre ses mains un ordinateur, elle retrouvera la gestuelle du corps-pilote. page 42
 
Petite Poucette cherche du travail. Et quand elle en trouve, elle en cherche toujours, tant elle sait qu'elle peut, que du jour au lendemain, perdre celui qu'elle vient de dénicher. De plus, au travail, elle répond à celui qui lui parle, non selon la question posée, mais de manière à ne pas perdre son emploi. Désormais courant, ce mensonge nuit à tous. page 56
 
Ce chaos ne bruit pas seulement dans les écoles ou les hôpitaux, il n'émane pas seulement des Petits Poucets en classe ou des sanglots en attente patiente, mais remplit maintenant tout l'espace. Les professeurs eux-mêmes bavardent quand leur proviseur leur parle; les internes discutent quand pérore le patron, les gendarmes parlent quand le général commande;  assemblés sur la place du marché, les citoyens chahutent quand le maire, député  ou ministre, fait tomber sur les têtes la langue de bois. Citez, dit Petite Poucette , ironique, une seule assemblée d'adultes d'où n'émane pas , divertissant , un semblable brouhaha. page 60

Eloge des réseaux. Sur ce point précis, Petite Poucette, apostrophe ses pères: me reprochez-vous mon égoïsme, mais qui me le montra? Mon individualisme, mais qui me l'enseigna? Vous-mêmes, avez-vous su faire équipe? Incapables de vivre en couple, vous divorcez. Savez- vous faire naître et durer un parti politique?...Voyez dans quel état ils s'affadissent....Constituer un gouvernement où chacun reste solidaire longtemps? Jouer à un sport collectif, puisque jouir du spectacle, vous en recrutez les acteurs dans les pays lointains où l'on sait encore vivre et agir en groupe? Agonisent les vieilles appartenances:  fraternité d'armes, paroisses, patries, syndicats, familles en recomposition; restent les groupes de pression, obstacles honteux à la démocratie. page 62
 
 
 
 

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