vendredi, avril 20, 2018

PETIT PAYS ( Gaël Faye)

 Au temps d'avant, avant tout ça, avant ce que je vais vous raconter   et le reste, c'était le bonheur, la vie sans se l'expliquer. Si l'on me demandait : "comment ça va?", je répondais toujours "ça va" . Du tac au tac. Le bonheur, ça t'évite de réfléchir. C'est par la suite que je me suis mis à considérer la question. A esquiver, à opiner vaguement du chef. D'ailleurs, tout le pays s'y était mis. Les gens ne répondaient plus que par "ça va un peu". parce que la vie ne pouvait plus aller complètement bien après tout ce qui nous est arrivé.
 
 
Je ne sais pas vraiment comment cette histoire a commencé.
Papa nous avait pourtant expliqué , un jour,  dans la camionnette.
-"Vous voyez, au Burundi, c'est comme au Rwanda. Il y a trois groupes différents, on appelle ça les ethnies. Les Hutu sont les plus nombreux, ils sont petits avec un gros nez.
- Comme Donatien? j'avais demandé.
- Non, lui c'est un Zaïrois, c'est pas pareil. Comme Prothé, par exemple, notre cuisinier Il y a les Twa, les pygmées. Eux, passons, ils sont  seulement quelques-uns, on va dire qu'ils ne comptent pas. Et puis, il y a les Tutsi, comme votre maman Ils sont moins nombreux que les Hutu, ils sont grands, maigres avec des nez fins et on ne sait jamais ce qu'ils ont dans la tête. Toi, Gabriel, avait-il dit en me pointant du doigt, tu es un vrai Tutsi, on ne sait jamais ce que tu penses.
Là moi non plus, je ne savais pas ce que je pensais. De toute façon, que peut-on penser de tout ça? Alors, j'ai demandé:
- La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c'est parce qu'ils n'ont pas le même territoire?
-Non ce n'est pas ça, ils ont le même pays.
- Alors ils n'ont pas la même langue?
- Si, ils parlent la même langue.
- Alors, ils n'ont pas le même dieu?
- Si, ils ont le même dieu.
- Alors...pourquoi se font -ils la guerre?
- Parce qu'ils n'ont pas le même nez.
La discussion s'est arrêtée là. pages 9 et 10

Je ne connaîtrai jamais les véritables raisons de la séparation de mes parents...Papa était un petit Français du Jura arrivé  en Afrique par hasard pour effectuer son service civil...Seulement mes parents étaient des adolescents paumés  à qui l'on demande subitement de devenir des adultes responsables....Le réel s'est imposé. Rude.  Féroce. ... Ils n'avaient pas partagé  leurs rêves, seulement leurs illusions. Un rêve, ils en avaient eu chacun à soi, égoïste et ils n'étaient pas prêts à combler les attentes de l'autre. pages 17, 18
 
A Bujumbura, Mamie habitait une petite maison au crépi vert, à l'OCAF....A l'OCAF ( Office des cités africaines) , les voisins étaient surtout des Rwandais qui avaient quitté leur pays pour échapper aux tueries, massacres,  guerres, pogroms, épurations,  destructions,  incendies, mouches tsé-tsé, pillages , apartheids, viols, meurtres, règlements de compte  et que sais-je encore. Come Maman et sa famille avaient fui ces problèmes et en avaient rencontré de nouveaux au Burundi - pauvreté, exclusion, quotas, xénophobie, rejet, boucs émissaires, dépression, mal du pays, nostalgie. Des problèmes de réfugiés.
L'année de mes huit ans, la guerre  avait éclaté au Rwanda. C'était au tout début de mon CE2. pages 62, 63
 
Armand habitait la grande maison en brique blanche au fond de l'impasse. Ses deux parents étaient burundais, il était le seul noir de la bande. Son père.... était diplomate pour le Burundi dans les pays arabes et connaissait personnellement beaucoup de chefs d'état...Dans  sa famille, ils étaient coincés et stricts, mais lui avait décidé de danser et de faire le pitre dans la vie. Il craignait son père, qui ne rentrait de voyages que pour affirmer son autorité sur ses enfants. Pas de câlins, pas de mots doux, jamais! Une baffe dans la gueule et il reprenait fissa son avion pour Tripoli ou Carthage. Résultat, Armand avait deux personnalités. Celle de la maison et celle de la rue. Un côté pile, un côté face. page 72

Armand et moi chipions des grappes pendant que Gino  et les jumeaux décrochaient des mangues charnues...Avec le reste de notre récolte, nous sommes retournés dans le Combi Wolkswagen pour nous gaver de mangues. Une orgie. Le jus nous coulait sur le menton, les joues, les bras, les vêtements, les pieds. les noyaux glissants étaient sucés, tondus, rasés. L'envers de la peau raclé, curé, nettoyé. La chair filandreuse nous restait entre les dents. page 76

On écoutait les nouvelles du front sur le petit poste grésillant. Gino ajustait l'antenne pour atténuer la friture. Il me traduisait chaque phrase, y mettait tout son cœur. page 81
Gino, le seul enfant que je connaissais  qui, au petit déjeuner, buvait du café noir sans sucre et écoutait les informations de Radio France International avec le même enthousiasme que j'avais à suivre un match de Vital'O Club. Quand nous étions tous les deux, il insistait pour que j'acquière ce qu'il appelait une "identité". Selon lui, il y avait une manière d'être, de sentir et de penser que je devais avoir. Il avait les mêmes mots que Maman et Pacifique et répétait qu'ici, nous n'étions que des réfugiés , qu'il fallait rentrer  chez nous au Rwanda.
Chez moi? c'était ici. Certes , j'étais le fils d'une Rwandaise, mais ma réalité était le Burundi, l'école française, Kinanira, l'impasse. Le reste n'existait pas... pages 82, 83
 
Des milliers de nos frères ont été en 1972 et pas un seul procès. Si rien n'est fait, les fils finiront par venger leurs pères.
- Balivernes! ...A mort l'ethnisme, le tribalisme, le régionalisme, les antagonismes!
- Et l'alcoolisme!
....Les blancs auront réussi leur plan machiavélique. Ils nous ont refilé leur Dieu, leur langue, leur démocratie. Aujourd'hui, on va se faire soigner chez eux et on envoie nos enfants étudier dans leurs écoles. Les nègres sont tous fous et foutus.... page 88
 
L'autre belle nouvelle de ce début de vacances était que mes parents se parlaient à nouveau, après des mois de guerre froide. Ils m'avaient félicité de conserve pour mon passage en sixième. Ils avaient dit : " Nous sommes fiers de toi". Un "nous" de couple, de réunification. Tous les espoirs sont permis. page 102
 
Les grandes vacances, c'est pire que le chômage.  Nous sommes restés dans le quartier pendant deux mois à glander, à chercher des trucs pour occuper nos mornes journées. Même si parfois on rigolait, il faut bien avouer  que nous nous sommes ennuyés comme des varans crevés....J'étais bien content quand l'école a repris. Papa me déposait maintenant devant l'entrée des grands. J'étais au collège, dans la même classe que les copains et une nouvelle vie commençait. Nous avions certains cours après-midi de la semaine et je découvrais de nouvelles matières comme les sciences naturelles, l'anglais, la chimie, les arts plastiques. Les élèves qui avaient passé leurs vacances  en Europe ou en Amérique, en étaient revenus avec des habits et des  chaussures à la mode. Au début, je n'y prêtais pas attention. Mais Gino et Armand n'arrêtaient pas d'en parler, les yeux brillants. Cette envie a viré à l'obsession et j'ai fini par être contaminé. Désormais, il n'était plus question de billes et de calots , mais de fringues et de marques. pages 111, 112
 
l'école a rouvert la semaine d'après. La ville était étrangement calme... Pour nous, enfants privilégiés du centre-ville et des quartiers résidentiels, la guerre n'était encore qu'un simple mot. Page 122...les jours passaient et la guerre continuait de faire rage dans les campagnes. Des villages étaient ravagés, incendiés, des école attaquées à la grenade, les élèves brûlés vifs à l'intérieur. Des centaines de gens fuyaient vers le Rwanda, le Zaïre ou la Tanzanie.. page 124
 
Cet après-midi là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profondes de ce pays. J'ai découvert l'antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d'un camp ou d'un autre...page 133
 
Le matin du 7 avril 1994, la sonnerie du téléphone a retenti dans le vide. Papa n'était pas rentré de la nuit. J'ai fini par décrocher.
- Allo?
- Allo?
- C'est toi maman?
-Gaby, passe-moi ton père.
- Il n'est pas là.
- Comment?
...Comme au lendemain du coup d'Etat, il n'y avait personne dans la parcelle. Ni Prothé, ni Donatien, ni même la sentinelle. Tout le monde avait disparu...
"Le président du Burundi et celui du Rwanda ont été tués cette nuit. L'avion dans lequel ils étaient a été abattu au-dessus de Kigali....page 158, 159

Maman ne mangeait plus, ne dormait plus...Chaque jour, la liste des morts s'allongeait, le Rwanda était devenu un immense terrain de chasse dans lequel le gibier était le Tutsi...page 162
 
Un après-midi, j'ai croisé , par hasard, Mme Economopoulos devant sa haie de bougainvilliers
. On a échangé quelques mots....puis elle m'a invité  à entrer  dans  sa maison pour m'offrir un verre de jus de barbadine. Dans son grand salon, mon regard  a tout de suite  été attiré par la bibliothèque lambrissée qui couvrait entièrement un des murs de la pièce. Je n'avais jamais vu autant de livres en un seul lieu. Du sol au plafond.
- "Vous avez lu tous ces livres? j'ai demandé.
- "Oui. Certains plusieurs fois même. Ce sont les grands amours de ma vie. Ils m'ont fait rire, pleurer, douter, réfléchir . Ils me permettent de m'échapper. Ils m'ont changée, ont fait de moi une autre personne.
- "Un livre peut nous changer?
- "Bien sûr, un livre peut te changer. Et même changer ta vie. Comme un coup de foudre. On ne peut pas savoir quand la rencontre aura lieu. Il faut se méfier des livres, ce sont des génies endormis.
Mes doigts couraient  sur les rayonnages, caressaient les couvertures, leur texture si différente les unes des autres.....pages 168, 169
Chaque fois que je lui rapportais un livre, Mme Economopoulos voulait savoir ce que j'en avais pensé. Je me demandais ce que cela pouvait bien lui faire. Au début, je lui racontais brièvement l'histoire, le nom des lieux et des protagonistes. Je voyais qu'elle était contente et j'avais surtout envie qu'elle me prête à nouveau  un livre pour filer  dans ma chambre le dévorer.
Et puis , j'ai commençai à lui dire ce que je ressentais, les questions que je me posais, mon avis sur  l'auteur ou les personnages. Ainsi je continuais à savourer  mon livre, je prolongeais l'histoire. J'ai pris l'habitude de lui rendre visite tous les après-midi. Grâce à mes lectures, j'ai aboli les limites de l'impasse,, je respirais à nouveau, le monde s'étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs...Sur sa table en fer forgé, elle servait le thé et des biscuits chauds. Nous discutions des heures des livres qu'elle mettait entre mes mains. Je découvrais que je pouvais parler d'une infinité de  choses tapies au fond de moi et que j'ignorais. Dans ce  cadre de verdure, j'apprenais à identifier mes goûts, mes envies, ma manière de voir et de ressentir l'univers. Mme Economopoulos me donnait confiance en moi, ne me jugeait jamais, avait le don de m'écouter  et de me rassurer...page 170

Donatien a tamponné mon pied avec un antiseptique  et Prothé s'est assuré que je n'avais pas d'autres chiques. Je regardais ces deux hommes s'occuper de moi avec la tendresse d'une mère. La guerre ravageait leur quartier page 179, mais ils venaient presque tous les jours au travail et ne laissaient jamais transparaître leurs peines ou leurs angoisses.
- "C'est vrai  que l'armée  a tué des gens chez vous, à Kamenge? j'ai demandé.
Donatien a reposé mon pied sur la tabouret , avec délicatesse. Prothé est venu s'asseoir à côté de lui, il a croisé les bras et a observé des milans noirs tournoyer  dans le ciel. Donatien s'est mis à parler d'une voix lasse.
-" Oui, c'est come ça que ça se passe. Kamenge est le foyer  de toute violence  de cette ville Chaque soir, nous dormons sur des tisons ardents et nus voyons les flammes s'élever au-dessus du pays, des flammes si hautes qu'elles dissimulent les étoiles que nous aimons admirer...page s179, 180
 
 
Je ne suis ni hutu, ni tutsi, ai-je répondu. Ce ne sont pas mes histoires. Vous êtes mes amis parce que je vous aime et pas parce que vous êtes de telle ou telle ethnie, ça, je n'en ai rien à faire. page 183
 
La guerre à Bujumbura s'est intensifiée. Le nombre de victimes était devenu si important que lla situation au Burundi faisait partie désormais de la une de l'actualité internationale.
Un matin  Papa a retrouvé  le corps de Prothé dans le caniveau, devant chez Francis, criblé de cailloux. Gino a dit que ce n'était qu'un boy, il ne comprenait pas pourquoi je pleurais. Quand l'armée a attaqué Kamenge, on a perdu toute trace de Donatien. A-t-il lui aussi été tué? A-t-il fui le pays comme tant d'autres, en file indienne, un matelas sur la tête, un baluchon dans une main, ses enfants de l'autre, simples fourmis humaines qui coulaient le long des routes et des pistes d'Afrique en cette fin du XXè siècle? page 210
 
( Gaby est en France) Je vis depuis des années dans un pays en paix, où chaque ville possède tant de bibliothèques que plus personne ne les remarque. Un pays comme une impasse, où les bruits de la guerre et la fureur du monde nous parviennent de loin. page 212
 

 

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