samedi, septembre 22, 2018

LES PECHEURS ( Chigozie Obioma)

Un jour de janvier 1996, dans un village du Nigeria, quatre frères profitent de l'absence de leur père pour pêcher au bord du fleuve interdit Omi-Ala.
Le fou Abulu , qui les a vus, lance sur eux une terrible malédiction: l'aîné , Ikenna, mourra assassiné par l'un de ses frères.
La prophétie bouleverse les esprits, et hante la famille jusqu'au dénouement tragique.
 
Avec cet admirable récit dans lequel le tempo du conte africain accompagne la peinture du monde contemporain, Chigozie Obioma invente une forme nouvelle  d'écriture romanesque.
 
Le fou est entré dans notre maison avec violence
Profanant nos sanctuaires
S'arrogeant l'unique vérité de l'univers
Faisant plier nos grands-prêtres sous le fer
Ah! oui, les enfants
Qui ont frappé les tombes de nos Ancêtres
Seront frappés de folie,
il leur poussera les crocs du lézard
Ils s'entre- dévoreront sous nos yeux
Et par décret ancien
Il est défendu de les retenir.  Mazisi Kunene. page 9

(Le père a été muté à Yola , il vient rendre visite à sa famille un week-end sur deux)
La famille: Ikenna : 15 ans, Boja: 14, Obembe: 11, Benjamin, le narrateur: 9, Davis=d: 3; Nkem: 1;Cinq frèes et une sœur Iglo.

...Et puis peu à peu, une fois accoutumés  à le revoir tous les quinze jours ou presque, les choses changèrent pour nous. Sa stature de colosse, qui imposait le calme et les convenances, se rabougrit lentement jusqu'à la taille d'un petit pois. ....A commencement du troisième mois, le bras tout puissant qui brandissait souvent  le fouet, l'instrument de la mise en garde, cassa net comme une branche épuisés. Ce fut le signal de l'évasion.
Nous remisâmes nos livres et entreprîmes d'explorer le monde enchanté au-delà du nôtre et de ses limites familières. Nous nous aventurâmes jusqu'au terrain municipal où la plupart des garçons du quartier jouaient au foot tous les après-midi.  Mais ces garçons étaient une meute de loups ; ils ne nous firent pas bon accueil. page 15, 16
Une fois rentrés ce soir-là, haletants et transpirants, nous savions que  c'en était fini du foot. page 19 (les ballons de foot sont confisqués par les voisins ou sont crevés par les uns et les autres)
Nous sommes devenus pêcheurs la semaine suivante, lorsque Ikenna rentra du collège tout excité par cette idée lumineuse.  C'était la fin du mois de janvier...le 18 janvier 1996 page 19
 
Lorsque je repense aujourd'hui, ce que je me surprends à faire de plus en plus souvent à présent que j'ai moi-même des fils, je comprends que c'est lors d'une de ces expéditions que notre vie,  notre monde a changé. Car c'est là que le temps s'est mis à compter, au bord de ce fleuve qui fit de nous des pêcheurs. page 22
 
Omi-Ala était un fleuve redoutable....Comme bien des fleuves d'Afrique, on avait d'abord cru qu'Omi-Ala était un dieu; les gens le vénéraient. Ils élevaient des sanctuaires en son nom...Tout changea  à l'arrive des colonialistes européens qui introduisirent la Bible, laquelle arracha ses fidèles à Omi-À la; alors les gens christianisés, se mirent à y voir un lieu maléfique. Un berceau souillé. Page 23
 
Notre mère était donc très peinée que nous ayons gardé notre secret si longtemps - plus de six semaines, que dans nos aveux mensongers nous avions réduites à trois, durant lesquelles elle n'avait pas un instant soupçonné que nous étions pêcheurs. page31
 
Notre père était un aigle:
L'oiseau majestueux qui plantait son nid au-dessus de ses pairs et veillait sur ses aiglons comme un roi garde son trône. ....Notre père était un être hors du commun. Alors que tout le monde se convertissait au contrôle des naissances, lui - enfant unique élevé par sa mère dans le deuil d'une fratrie - faisait le rêve d'une maison remplie d'enfants, d'un clan issu de sa chair. Page 33
 
Mon regard était tombé sur David, assis dans un fauteuil à nous contempler, un  paquet de biscuits à la main, se préparant à assister à notre châtiment, quand notre père revint avec deux martinets, l'un passé  sur son épaule, l'autre qu'il serrait dans son poing....
"Vous allez vous étaler l'un après l'autre comme un set de table, annonça notre père. Vous recevrez chacun le Tribut sur votre chair nue, nue come au premier jour de votre venue dans ce monde de péché. Je me tue à la tâche , je gagne à la sueur de mon front de quoi vous envoyer à l'école et vous offrir une éducation occidentale qui ferait de vous des hommes civilisés, mais vous préférez être des pêcheurs. Pêêê- cheurs"... La punition fut sévère. Notre père nous faisait compter les coups à mesure qu'ils pleuvaient....page 41
 
Ikenna était un python. ...Ikenna se métamorphosa  en python après le châtiment. le fouet le transforma. L'Ikenna que j'avais connu devint quelqu'un d'autre: lunatique, irascible, toujours en maraude. Le changement avait débuté plus tôt, progressif, intime, bien avant la correction. Mais ce n'est qu'après  qu'apparurent les premiers signes, le poussant  à commettre des actes dont nous n'aurions pas cru capable, le premier étant de faire  du mal à un adulte. page 49
 
Ikenna jeta au loin son tee-shirt et répondit par un sifflement de serpent. je n'en croyais pas mes oreilles. Dans la culture igbo, siffler ainsi face à un adulte était une marque d'irrespect intolérable.
" Qu'est-ce que tu m'as fait, Ikenna?
- Eh Mama.
- Tu m'as sifflé dessus? demanda-t-elle en anglais avant de répéter les mains sur la poitrine: Obu mu ka na'ighi na'a ma lu osu
Ikenna ne répondit rien....page 60
 
A chaque jour qui passait, Ikenna s'éloignait de nous. je ne le voyais presque plus. Son existence se réduisait à des déplacements minimaux dans la maison. page 64
 
Elle (la maman) resta  à se demander ce qui était arrivé à Ikenna. Ce qui la troublait, c'est que, jusque là, il avait été notre frère bien-aimé, l'éclaireur qui avait surgi dans le monde  en avant de nous pour nous ouvrir toutes les portes. Il nous guidait, nous protégeait, nous menait de sa torche flamboyante. Et, si parfois, il nous punissait, Obembe et moi, s'il critiquait Boja sur certains points, il nous défendait comme un lion dès qu'un étranger nous attaquait. Je n'imaginais pas vivre sans  contact avec lui, sans le voir. Mais c'était exactement ce qui se passait, et, au fil des jours, ce fut comme s'il cherchait délibérément à nous blesser. page 81
 
"Il a dit (Abulu, le fou) : " Ikena, tu...tu mourras de la main d'un pêcheur" ...
Nous étions presque parvenus à  notre portail quand Ikena nous fit face , sans  regarder personne en particulier. 'Il a eu une vision: l'un de vous me tuera". page 93
 
Le plus troublant chez Abulu, c'était sa  capacité à percer le passé des gens autant que leur futur, au point de démanteler l'empire illusoire des âmes, de retirer le suaire du cadavre des secrets enfouis. Avec un résultat toujours sinistre. page 101
Pourtant, malgré tout, certains habitants d'Akure appréciaient Abulu et étaient bien contents qu'il soit de ce monde , car il pouvait aider les gens. page 102
 
Boja dit: "Ike, je sais que tu crois en cette prophétie, mais tu sais, qu'on est des enfants de Dieu...
- Eh lui, c'est un prophète( Abuku)" rétorqua sèchement Ikenna.
Il ouvrit la porte et, alors qu'il retirait la clé de la serrure, Boja reprit:
 "Oui, mais pas un homme de Dieu...
- Qu'est-ce que tu en sais? aboya Ikenna en se retournant vers lui. Je te pose la question: qu'est-ce que tu en sais?
- Ce n'est pas un homme de Dieu, Ike, j'en suis sûr.
-Tu as des preuves? Hein? tu as des preuves?
Boja ne répondit rien...page 119
 
Oui, à présent, les coups d'Ikenna étaient plus durs, plus appuyés, plus puissants qu'ils ne l'avaient jamais été. Boja , lui aussi, frappait des poings et des pieds avec plus d'audace que , face aux gamins qui, un samedi  avaient tenté de nous empêcher par la menace  de pêcher dans l'Omi-Ala. Cette fois, le combat était différent. ...En les regardant se battre, je fus saisi par le pressentiment que les choses ne seraient plus jamais les mêmes. page 142
 
Cet amen (lors des funérailles d'Ikenna)  s'évanouit lentement, en résonnant à travers les allées de l'immense cimetière qui ne parlait que le silence.....En les regardant ( les fossoyeurs) combler la fosse, je creusai la terre froide de mon âme, et il m'apparut avec une clarté soudaine - tant de choses sont toujours distinctes une fois révolues -  qu'Ikenna était un oiseau fragile et délicat: c'était un moineau.
Des choses infimes pouvaient enflammer son âme....Il avait un esprit très critique, et en cela, il tenait de notre père. Il clouait de petites choses à de grandes croix, et pouvait ruminer longtemps un mot qu'il regrettait d'avoir dit, car il redoutait la réprobation d'autrui. Il n'était pas ouvert à l'ironie ou au sarcasme, cela le troublait trop. ...Il aimait le proche et le lointain, le grand et le petit, l'étrange et le familier.page 157
 
Boja était un parasite.
Son corps grouillait de parasites. Son sang charriait des parasites. Sa langue était infectée de parasites, comme sans doute presque tous  ses organes. page 159
C'est après son départ (Boja s'est jeté dans le puits après avoir tué son frère, Ikenna)  qu'une idée me frappa.  Boja était aussi  un parasite autodestructeur t- un parasite qui habitait le corps d'un hôte et l'anéantissait peu à peu. C'était ce qu'il avait fait à Ikenna. Il avait d'abord brisé son esprit, puis banni son âme en espérant une perforation mortelle, par où tout son sang s'était écoulé hors de son corps pour former un fleuve  de sang. Sur quoi, conformément à la loi de son espèce, Boja avait retourné la destruction contre lui-même et s'était tué. page 172
 
"Ike et Boja sont morts." Sa mâchoire, (celle du père) frémit, sa lèvre inférieure avança et les deux perles glissèrent en un double sillon liquide. page 176
 
La première fois que j'entendis le récit de ma mère, je regrettai amèrement de n'avoir pas su reconnaître un ^présage dans mon rêve du pont, faute de savoir que les rêves pouvaient être des présages. J'en parlai à mon frère qui   me confirma qu'il  s'agissait  d' un présage. page 181
 
Obembe était un limier:
Le chien qui exhumait les choses, les examinait, les identifiait. Il mûrissait perpétuellement de nouvelles idées, qui, en temps voulu, finissaient par éclore, pourvues d'ailes et prêtes à l'envol; page 197
C'est lui qui démêla le mystère entourant le corps de Boja, puisque nous n'avions pas assisté aux obsèques. Il n'y avait eu  ni affiches, ni visites, pas le moindre signe d'une cérémonie....Obembe attira mon attention sur ce petit bocal transparent. Il renfermait un sac en plastique contenant une substance grise et cendrée....page 198
"Abulu a tué nos frères. C'est lui notre ennemi...Je vais tuer Abulu"
page 200
 
Je sais aujourd'hui que ce que l'on croit devient souvent réel, et que ce qui devient réel peut être indestructible.  page 202
 
La haine est une sangsue
Cette créature qui vous comme à la peau, se nourrit de vous et vide votre esprit de sa sève. Elle vous transforme, et ne vous laisse pas avant d'avoir aspiré votre dernière goutte de paix. Elle s'accroche à la peau, s'enfouit toujours plus dans l'épiderme, au point que l'arracher vous déchire aussi la chair, et que la tuer, c'est vous flageller. page 211


Il était de tradition de franchir le seuil de la nouvelle année dans le cadre d'un office religieux , et tout le monde  s'entassa dans la voiture de notre père pour aller à l'église, qui était bondée, au point que les fidèles demeuraient à l'entrée, tout le monde allait à l'office ce soir-là , même les athées. C'était un moment lourd de superstitions: on craignait l'esprit maléfique des mois  en -bre qui luttait bec et ongles pour empêcher les gens de franchir le cap du Nouvel An. page 239
 
David et Nkem étaient des aigrette:
Ces oiseaux d'un blanc laineux qui apparaissent en vol groupé après un orage, aux ailes immaculées, à l'existence intacte. Mais s'ils devinrent des aigrettes en plein milieu de l'orage, ils n'émergèrent qu'ensuite, leurs ailes déployées, alors que tout ce que j'avais connu avait changé.
Le premier changé était mon père: lorsque je le revis, il s'était laissé pousser une barbe grise. C'était le jour de ma sortie de prison ( il a tué Abulu) , et je ne l'avais pas vu depuis six ans, pas plus que le reste de ma famille....Ma mère avait beaucoup vieilli..page 283
 
 

 
 

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