mercredi, juillet 08, 2020

LA FILLE DE L'ESPAGNOLE ( Karina SAINZ BORGO) 2020

Adelaida Falcon vient d'enterrer sa mère lorsque de violentes manifestations éclatent à Caracas. L'immeuble où elle habite se retrouve au coeur des combats entre jeunes opposants et forces du gouvernement. Expulsée de son logement , puis dépouillée de ses affaires, au nom de la Révolution, Adelaida parvient à se réfugier chez une voisine, une jeune femme  de son âge surnommée " la fille de l'Espagnole". Depuis cette cachette, elle va devoir apprendre à devenir  une "autre "et à  se battre , pour survivre dans une ville  en ruine qui sombre dans la guerre civile. 
Roman palpitant, et d"une beauté féroce, le récit de cette femme sonne juste, comme une vérité, mais également comme un avertissement. Il nous parle depuis l'avenir, à la manière  d 'une dystopie, nous rappelant que notre monde peut s'effondrer à tout moment, qu'il est aussi fragile que nos souvenirs et nos espoirs.

Nous avons enterré ma mère avec ses affaires: sa robe bleue, ses chaussures noires à talons plats et ses lunettes à double foyer. Impossible de faire nos adieux autrement. Impossible de dissocier cette tenue de son souvenir.  Impossible de la rendre complètement à la terre . Nous avons tout inhumé, parce que après sa mort, il ne nous restait plus rien. page 11

" Perdre "était devenu  un verbe égalisateur  que les Fils de la Révolution brandissaient contre nous. page 12

Je n'ai jamais conçu notre famille comme une grande chose. La famille, c'était nous  deux, ma mère  et moi.  Notre arbre généalogique commençait et s'achevait avec nous. ..Nous nous suffisions l'une à l'autre.  page 17

" On appartient au lieu où sont enterrés nos morts".  Juan Gabriel Vasquez) page 27

J'ai entendu des détonations. Tout comme la veille, et le jour d'avant, et le jour précédent...Puis, j'ai entendu des bruits chez Ramona et Carmelo, les voisins du dessus. Des meubles renversés. Des chaises et des tables traînées d'un côté à l'autre de l'appartement...Le pays vivait des jours sombres, probablement les pires depuis le XIXè siècle, au temps de la Guerre Fédérale.
J'ai pensé à un cambriolage, mais comment était-ce possible: personne n'avait haussé la voix.....j'ai vu sortir de l'immeuble un groupe d'hommes portant l'uniforme militaire des Renseignements Généraux. Ils étaient cinq et avaient  de longues armes pendues à l'épaule. Certains emportaient un four à micro-ondes et la tour d'un ordinateur. D'autres traînaient deux valises..pages 41, 42
Le Cabinet Révolutionnaire a annoncé , sur ordre du Commandant Président, que le papier monnaie serait progressivement éliminé....L'argent qui circulait tant bien que mal ne valait rien, même avant qu'on le brûle. page 42
A la maison, il y avait assez de nourriture pour tenir deux mois: la réserve que ma mère et moi avions accumulée après les pillages qui avaient ravagé le pays quelques années plus tôt et avaient cessé d'être des événements exceptionnels pour faire partie de la routine.  page 42

Le premier épisode de pillage collectif dont je me souviens s'est produit le jour de mes dix ans....En moins d'un mois, le pays a changé. On a commencé à voir défiler des camions de déménagement sur lesquels voyageaient des piles de cercueils. harnachés avec des cordes, et ne core, pas toujours. Les jours passant, on s'est mis à emballer les corps non identifiés dans des sacs en plastique avant de es jeter dans la Peste, la fosse commune où ont fini des centaines de victimes assassinées. Ce fut la première tentative des Pères de la Révolution pour prendre le pouvoir.  pages 44, 45

J'ai fouillé au fond de l'armoire jusqu'à trouver le chemisier au papillon monarque. C'était un chemisier brodé de sequins noirs et dorés. J'adorais ce vêtement. ..J'ai étendu sur le lit en me demandant pourquoi ma mère l'avait acheté, puisqu'elle ne l'avait jamais porté.
...j'ai fait mes études dans une institution de bonnes soeurs, la pâle imitation d'une autre, plus prestigieuse, où je n'ai pas été admise, parce que, pendant l'entretien, la directrice a découvert que ma mère n'était ni veuve, ni mariée. Eh bien qu'elle ne m'ait jamais parlé de cet épisode, j'ai fini, par comprendre qu'il s'agissait là d'un des symptômes de la maladie congénitale propre à la classe moyenne vénézuélienne de l'époque: une hybridation entre les tares des descendants d'Espagnols du XIXè siècle et la débandade d'une société dans laquelle chacun portait en lui un mulâtre et un nègre dans le sang.  pages 49,50

Sur ordre des Fils de la Révolution, la monnaie étrangère était devenue illégale. page 53

Personne n'était en sécurité chez soi. Dehors, dans la jungle, les méthodes pour neutraliser l'opposant avaient atteint un degré de perfection sans égal.  Dans ce pays, la seule chose qui fonctionnait était la machine à tuer et à voler, la mécanique bien huilée des rafles.  page 58

Tout comme Teseo, des hommes et des femmes avaient débarqué à Caracas depuis Santiago, Madrid, les Canaries, Barcelone, Séville, Naples, Berlin...on les avait oubliés dans leur pays, et ils vivaient maintenant parmi nous. Musius, tous. page 63
Les hommes , comme Teseo étaient arrivés au Venezuela à une époque où tout restait à faire, tandis qu'ils laissaient derrière eux les ruines où ils étaient nés. Les rues de Caracas reproduisaient les voix  et les accents de ces gens qui avaient traversé l'Atlantique, cette mer où il y a toujours quelqu'un qui dit adieu.... page 64

Je suis née et j'ai grandi dans un pays qui a accueilli des hommes et des femmes venus d'une autre patrie.  page 66

( C'est la pénurie générale) On nous a promis. Que plus personne ne volerait, que tout serait pour le peuple, que chacun aurait la maison de ses rêves; que rien de mauvais n'arriverait plus jamais..;Rien ce que qui arrivait ne relevait de la responsabilité des Fils de la Révolution. Si les boulangeries étaient vides, c'était la faute du boulanger. Si la pharmacie n'était pas approvisionnée.;le pharmacien était à coup sûr le coupable.....page 69
Manger ou se soigner, rien d'autre. Le suivant dans la file d'attente était toujours un adversaire potentiel, quelqu'un qui possédait quelque chose de plus que nous. page 70

( L'auteur rentre chez elle, la serrure a été changée et l'appartement occupé par des inconnues)
J'ai sonné. Une, deux, trois fois.
Elle sont tardé à répondre. J'ai insisté une dernière fois en frappant à la porte.
Alors elle s'est ouverte.Une femme à la tignasse écrasée dans un chignon est apparue.....Elle portait le corsage avec le papillon en requins de ma mère.
- Qu'est-ce que tu veux? a-t-elle dit en me regardant droit dans les yeux.
- Je....Je..
- Je quoi, ma petite mère..
- Je suis....
- C'est ça. Tu es...
- Je suis....
je n'ai pas pu terminer ma phrase. Je me suis évanouie. page 78
( elle est revenue à elle)
" Encore toi, ma petite mère? Tu t'es remise de  tes émotions, mon petit coeur?
....- Je suis la propriétaire de cet appartement. C'est chez moi .  Sortez d'ici ou j'appelle la police!
- Ben voyons, ma petite chérie, c'est le choc qui t'a rendue débile ou c'est la naissance? Ici, l'autorité, c'est nous; l'au-to-ri-té."
...- Je veux mes livres, Je veux ma vaisselle, je veux ma maison. Rendez-les moi.
- Tu veux tout ça. On va te le donner, attends un peu , ma princesse...
...;- Regarde, regarde bien ce que j'en fais, de tes affaires, a-t-elle dit tout en écrasant les débris de vaisselle de la Cartuja. Voilà ce qu'on fait, mon coeur e ton le fait parce qu'on a faim.Faim-aim.....Tu ne sais pas ma grosse, ce que c'est la faim. Ecoute-ça, ma petite mère. faim-aim.
....Cette maison, maintenant, elle est à nous, parce qu'elle a toujours été à nous. Mais , vous, vous nous l'avez pris"....pages 85, 86, 87

Se connaître consiste à  modifier son ignorance. page 104

( Adelaïda est dans l' appartement d'Aurora Peralta, celle-ci est morte.
Il fallait que je me débarrasse du corps d'Aurora Peralta sans attirer l'attention. Si je voulais me réfugier dans son appartement, je n'avais pas droit à l'erreur....J'ai attendu jusqu'à dix heures du soir. page 107

Le désespoir injecte des éclairs de génie. page 109

Santiago (le frère d'une amie) me regardait presque aussi affolé que moi, les yeux grands ouverts et sans vie. Il m'observait comme s'il s'était égaré, depuis longtemps déjà dans un endroit lointain. Pour la première fois depuis que je le connaissais,j'ai vu en lui quelque chose qui ressemblait à la défaite. Le jeune économiste brillant, qui savait tout sur tout, qui pouvait tout faire, s'était évaporé. On aurait dit un vieillard. Il avait le visage broyé, la peau pleine de croûtes de blessures accumulées. Il était tellement maigre que je pouvais voir ses veines sur les rares muscles qui recouvraient ses os. Il portait un tee-shirt rouge, avec les yeux du Commandante imprimés à la hauteur de sa poitrine.
...-Adelaïde, j'ai faim.
... Quand ils m'ont conduit à al Tombe, ils m'ont laissé un mois entier dans une cellule sans fenêtre, ni aération. Au début, j'étais seul. Puis, ils ont ramené deux autres types de l'université.  Toutes les deux heures, on avait la visite d'un membre du SEBIN, les mecs des Renseignements Militaires...page 120

Ana (soeur de Santiago) et moi sommes devenues amies pendant la première année à la faculté de lettres..Une série de coïncidences a fini par nous unir: les horaires de l'université, les matières dans lesquelles nous nous inscrivions...Mais si on me demandait pourquoi nous sommes restées amies, toutes ces années, je ne pourrais pas bien en expliquer la raison. C'était comme ce qui transforme les amours en mariages.  Souvent, on n'a pas trop le choix, et si la compagnie de l'autre n'est pas désagréable, on laisse le temps faire son oeuvre. page 125

J'ai découvert que la réalité détruit toujours les certitudes. page 135

( La Maréchale et les femmes qui occupent l'appartement d'Adelaïda reçoivent la visite d'un visiteur qui leur reprochent de ne pas distribuer les paniers de nourriture , de les garder pour elles ou de les vendre à leur profit, Adelaîda entend la conversation, de l'appartement qu'elle squatte)
- Ce n'est pas à toi, ma fille. Mets-toi ça bien dans le crâne. On n'aime pas les gens qui profitent de la mémoire du Commandant. Et toi, tu te comportes de façon bien égoïste. Alors, je ne répéterai pas: ou tu donnes tous les paniers de nourriture du comité et on te laisse tranquille ou c'est la guerre"
..- Je n'ai rien fait de  mal. Tout le monde fait ça. "
Son ton était plus hésitant.
- Tu vas donner tous ces cartons, oui ou non, a-t-il crié.
Elle n'a pas répondu page 168

Le quotidien consistait désormais à regarder, à garder le silence pendant que d'autres étaient conduits en prison ou à la mort. Nous étions encore vivants. Pétrifiés comme des statues mais vivants. page 178

( Adelaïda veut prendre l'identité d'Aurora Peralta afin de partir  en Espagne).
Le processus de transformation en Aurora Peralta avait déjà commencé, et on pouvait même dire que j'avais franchi avec succès la première étape de mon imposture. Je me suis rendue au consulat d'Espagne vêtue de ses habits, trois tailles trop grandes.  page 186
Enfermée entre ces murs,  je me suis consacrée à étudier et à comprendre la biographie de la femme en qui je devais me transformer.  page 189

" La passagère Aurora Peralta est priée de se présenter au personnel de la compagnie".
J'ai posé mon passeport sur le comptoir. Je suis descendue sur  la piste. J'ai obéi; la décision de ceux qui n'ont pas le choix.
C'était le troisième contrôle, alors j'ai supposé qu'il s'agissait du dernier.
....J'ai récité mon discours par coeur, comme je l'avais fait des centaines de fois face au miroir de la salle de bains.
- Voyez-vous, mon Caporal, la plus âgée de mes tantes  est très malade. Elle est très vieille...pages 211, 213
" Et vous êtes espagnole?....Vos papiers sont en règle.
- Ma mère est espagnole, et comme vous le voyez, j'ai les deux nationalités...page 215

Une seule syllabe sépare "quitter" d' "acquitter" page 221

Toute mer est un bloc opératoire où un bistouri aiguisé sectionne celles  et ceux qui prennent le risque de la traverser. page 226

Par où commence-t-on à mentir? Parle nom? Par les mimiques? Par les souvenirs? Par les mots peut-être?  page 228

" Tu es...?
- Oui, je suis Aurora. Il était dix heures et demie du matin. Neuf heures et demie à Caracas.
A Caracas, il ferait toujours nuit. page 235


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