jeudi, janvier 09, 2020

LE DERNIER HIVER DU CID ( Jérôme Garcin) 2019

Il y a soixante ans, le 25 novembre 1959, disparaissait Gérard Philipe. Il avait trente-six ans.  Juste avant sa mort, ignorant la gravité de son mal, il annotait encore des tragédies grecques, rêvait d'incarner Hamlet et se préparait à devenir au cinéma, l'Edmond Dantès du Comte de Monte-Christo. C'est qu'il croyait avoir la vie devant lui. Du dernier été à Ramatuelle au dernier hiver parisien, semaine après semaine, jour après jour, l'acteur le plus accompli de sa génération se préparait, en vérité, à son plus grand rôle, celui  d'un éternel jeune homme. 

"Quelle pensée s'impose souvent à vous?
- L'urgence des choses que je dois faire.
- Qu'est-ce qui vous étonne dans la vie?
- Sa brièveté."
Gérard Philipe ( Arts, 1958)

"La mort a frappé haut"
Jean Villar  ( Chaillot, 25 novembre 1959.)

A Georges Perros le 15 janvier 1959.  "Georges, tu es le seul qui pourrais me donner ma température.Et je crois , et je sais que je suis malade. Ou plutôt que, de longue date,  se préparait cette crise où je me débats.  J'ai des remontées, je respire, J'aspire et c'est la noyade aussitôt ou presque. ...;J'aurais voulu te dire tout ça...." Georges ne viendra pas. page 20

Le travail manuel le dédommage de tous les rôles qui exaltent sa beauté et l'obligent à la pureté.  sans cesse, il lui faut concasser sa célébrité, étançonner son existence et , au milieu des siens, retourner ses arpents de terre, où il est  plus heureux et tellement plus naturel que dans les salons parisiens et trompeurs.  page 27

5 novembre 1959. La notoriété ajoute aux ennuis de santé, qui l'embarrassent, la dégradent et la rendent commune. une vedette ne consulte pas. Il s'agit donc  de ruser avec la vérité est d'essayer d'avancer masqué. page 37

Cela fait quatorze ans que son père est interdit de territoire français, depuis que , le 22 novembre 1945, la cour de justice des Alpes-Maritimes l'a condamné à mort par contumace pour intelligence  avec l'ennemi, atteinte à la sûreté de l'Etat et appartenance à des groupes antinationaux, ainsi qu'à l'indignité nationale et à la confiscation de ses biens.  l'inculpé s'est réfugié dans l'Espagne franquiste avant même l'énoncé du jugement. Il a fui la sentence, qu'il pressentait sévère.   Désormais, l'élégant senor Philip, qui a un profil, une éloquence et des costumes fins, d'ambassadeur sans affectation, y enseigne le français dans une institution religieuse. Chez lui, , dans cet appartement acheté par Gérard, il collectionne et découpe les journaux qui n'en finissent pas de chanter les louanges de son fils ....page 39

Une infirmière profite de la place laissée par le visiteur pour se glisser, un journal à la main et le rose aux joues, dans    la chambre de Gérard. Elle lui demande s'il accepte de dédicacer le numéro de l'hebdomadaire Arts, dirigé par l'écrivain Jacques Laurent, dans lequel l'acteur a bien voulu se prêter sans chichis, au "jeu des questions". Avant de le signer, Gérard se relit et puis tend l'exemplaire avec un grand sourire: " C'est un peu anecdotique, mais au moins je n'ai pas  triché...."
- Votre portrait moral?
- Je suis ambitieux.
- Votre première qualité? 
- L'orgueil.
- Votre principal défaut?
-  L'orgueil.
....- Regrettez-vous quelque chose?
- La jeunesse. 
...- Avez-vous peur de la mort?
- Hé oui! 
...Quelles qualités appréciez - vous chez vos amis?
- Le silence. J'aime qu'un ami sache l'observer. ...page 59

Anne ne bouge pas, figée dans son plâtre d'angoisse comme un modèle de pietà devant un sanctuaire invisible. ( Gérard part en salle d'opération) Elle a quarante-deux ans et pense à ce proverbe chinois: " Le chemin le plus long est celui où l'on marche seul" dont elle a fait sa devise lorsqu'elle traversait, il y a plus de dix ans, à pied et à cheval,  le désert  rosé du Sin- Kiang. Elle s'appelai alors, Nicole  Fourcade, elle était l'épouse du diplomate français à Nankin, François Fourcade ( ils s'étaient mariés en 1938, avaient divorcé en 1949) qui lui avait fait découvrir la route de la soie et l'avait libérée de son patronyme belge, Navaux, qu'elle détestait, ainsi  que son troisième prénom, Ghislaine, qu'elle avait toujours désavoué. C'est Gérard qui l'avait priée  de reprendre le premier , Anne, avant de l'épouser en 1951. page 63
Elle avait fait des études de philosophie à Bruxelles, était devenue ethnologue, avait donc emprunté, sous le nom de Fourcade, la route d ela soie et en avait rapporté, sous le nom de Philipe, un récit chaotique, Caravanes d'Asie, que Paul-Emile Victor  avait publié, en 1955...Elle en était revenue plus philanthrope: " Ce voyage , qui se déroula le plus souvent au fin fond de la solitude m'a paradoxalement aidée à découvrir l'importance de la personne humaine et la merveilleuse force créatrice de l'homme. Je sais maintenant que vivre en solitaire est aussi impossible que vivre sans respirer et que rien n'est plus beau, ni plus satisfaisant que les rapports humains: amour, amitié,  camaraderie, sympathie." page 96

Il préfère le présent au passé, le bouillant au refroidi, l'éphémère à l'éternel. Il aime l'idée d'avoir brûlé les planches devant les spectateurs voués eux-mêmes à disparaître, et chaque soir, des intonations,  des modulations, des inspirations différentes; qu'il ne restera aucune trace de ce qu'il a été sur scène, puisque Vilar s'opposait à toute captation, ce mensonge technologique, exigeant d'un spectacle qu'il fût exclusivement vivant, donc mortel.  page 109
S'il devait disparaître demain, dans cette clinique qui sent la fumigation et l'eau de Javel, c'est un autre bilan qu'il tirerait de sa vie. le seul dont il soit un  peu fier: avoir travaillé avec Vilar, préféré oeuvrer au prestige populaire du TNP qu'entrer dans la très bourgeoise Comédie - Française, avoir joué pour les plus défavorisés, dansé la valse musette. page 110..

25 novembre 1959. La mort  n'a pas encore été annoncée que déjà, les Parisiens convergent, dans l'après-midi, vers la rue de Tournon. La procession est lente, silencieuse et sonnée.  page 168
L'habilleuse du TNP est arrivée, les mains pleines, à pas de souris, au début du jour. A la demande de Anne, elle apporte, repassé avec soi, enveloppé dans  du papier crépon, le costume dans lequel Gérard avait triomphé et sera enterré. Celui du Cid...page 169

Sur la table de l'entrée, s'amoncellent déjà les télégrammes et des pneumatiques de condoléances...mais Anne ne les lit pas et ne les lira pas....La France, rejointe par le monde entier, pleure son idole, fauchée en pleine gloire, mais elle est seule, désormais avec sa détresse. page 172

( François Mauriac prononce à l'ORTF, l'oraison funèbre)
" Gérard Philipe, je ne  le connais pas. je n'en prends pas moins ma part de chagrin. Ce qui montre bien la grandeur de cette profession autrefois décriée, Gérard Philipe a donné de lui-même à tous. Il n'est personne en France qui ne l'ait perdu. Et dans le monde. Nous devrions finir par le savoir , que les êtres charmants et jeunes meurent eux aussi, mais c'est toujours le même étonnement, le même scandale...page 174

Pas d'épitaphe sur la pierre tombale, simple et blanche comme une borne où sont gravés, en lettres maigres, les repères que le temps effacera d'une vie brève: " Gérard Philipe, 4 décembre 1922- 25 novembre 1959" . Pas non plus de discours, pas de condoléances, pas de musique.....Aucun protocole.Mais cette sidération, juste après un tremblement de terre...page 187

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