mardi, août 11, 2020

LA NUIT FEROCE ( Ricardo Menendez Salmon)

 Dans les villages espagnols des années 30, trop isolés pour qu'un instituteur y fût nommé, les maîtres d' école étaient recrutés par des villageois au moment des foires. Ils avaient un salaire mais prenaient leurs repas chez les habitants qui les recevaient à tour de rôle. On les appelait catapote " pique-au-pot" . La Nuit féroce se déroule à cette époque, dans un de ces villages au nom étrange. Le maître d 'école est invité à partager une table dans une des maisons du lieu. Mais le terrible meurtre d'une jeune fille fige cette scène et libère la brutalité qui sous-tend ce bourg perdu lorsque un groupe d'hommes part à la chasse au meurtrier. Deux innocents fuient, bientôt persécutés par la colère  aveugle. Un mal profond, enraciné dans le passé, irréfutable et impassible, gouverne le temps et l'espace de ce conte noir et métaphysique aux résonances de tragédie grecque.

Né en 1971, à Gijon où il vit, Ricardo Menendez Salmon est considéré comme un des écrivains les plus remarquables de la littérature espagnole contemporaine. Une grande partie de son oeuvre est publiée en France aux éditions Actes Sud et Jacqueline Chambon. 

Tragédie sur la culpabilté, sur le mal pendant la guerre d'Espagne, le nouveau roman de l'écrivain espagnol ne montre pas d'espoir en l'homme ( Le Monde, juillet 2020)

Le contexte: 1936, c'est le début de la guerre d'Espagne qui a opposé pendant trois ans, en résumant les gens d'extrême droite dirigée par le tristement connu Franco et la gauche communiste..Un crime a été commis et les deux premiers "étrangers" qui passent par là sont traqués par les hommes du village. .Les personnages de ce roman sont divisés en trois: les "hôtes, des villageois un peu moins bourrus, un instituteur qui n'est pas d'ici, les "chasseurs" qui pourchassent les "innocents" pour faire justice eux-mêmes. (une lectrice)

La paix est un peu plus qu'un simple mot: la paix peut se respirer. page 17

"Aux mains d'un homme, on peut connaître son âme, philosophe  le maître de maison en coupant le pain

- Aux mains d'un homme , on peut connaître son travail. L'âme, jusqu'à aujourd'hui, personne ne l'a vue. 

Homero soutient le regard du maître de maison page 24

- La guerre ne m'intéresse pas, dit Homero, ce n'est pas mon affaire. 

- Mais, vous, les maîtres d'école,  demanda la maîtresse de maison, vous n'êtes pas tous républicains? 

..-Je vous l'ai dit, réplique Homero, je suis bolchevique. S'il faut couper la tête à une canaille,on la lui coupe.  page 26

" Et toi, dit-elle au cadet. au lit.

Le petit regarde Homero d'un air obstiné, comme s'il devait faire son portrait. 

- Maître, dit-il d'une voix virile, insolite. Parlez-moi de nouveau du fondateur. 

- Du fondateur?

- Oui, , du fondateur du village. Vous nous avez parlé hier, quand vous nous avez appris les capitales 'Europe. 

- Tu te tais, dit le maître de maison, au lit. 

- S'il veut...intervient Homero.

- Non, il vaut mieux qu'il se couche. Demain, il faut qu'il m'aide  de bonne heure au travail. page 32

Sur un mur, près d'un Christ de bois spartiate..;un calendrier d'une marque de savon assure qu'on est en 1936, mais Homero est tourmenté par tant de superstition..;Ces hommes sont des hommes du Moyen-Age, ou même plus anciens, des hommes qui ignorent tout de l'hygiène, de l'électricité ou  de l'imprimerie.   page 33

Bien qu'il ne fût plus un enfant, quand il est arrivé ici, ( le fondateur du village) écrit Homero, .;;ce n'était pas encore un homme..;même si cela faisait des années qu'il n'était plus un enfant. page 37....Le Français avait mis pour la première fois les pieds dans ce bourbier..un matin de février 1809. Quelques semaines plus tôt, il avait déserté les troupes du maréchal Soult qui, depuis décembre, balayaient les Anglais de tout village ou hameau situé entre Benavente t La Corogne.  La raison  pur laquelle le Français avait déserté restera à jamais cachée, mais  à coup sûr, sa décision ne fut pas étrangère aux horreurs qu'il avait dû, à cette époque, observer dans son périple depuis les terres de Castille jusqu'au port de Galice.  En fait, il ne semble pas insensé de déduire que  c'est durant ces semaines de furie au cours desquelles il avait combattu dans les armées napoléoniennes qu'il avait quitté ses vêtements d'enfant. page 38

Fonder est un des mots les plus joyeux de l'univers. Imaginons donc avec quel enthousiasme Le Français dut s'approprier tout ce qui l'entourait.  page 42

( Deux vagabonds arrivent chez Homero)  Ce qui étonne le plus Homero, c'est leur saleté. Ils sont si sales qu'ils ne semblent pas venir de la nuit et des chemins, mais des chaudières de l'enfer. leur peau est presque noire, à cause de toute la crasse et de toute la poussière dont ils sont couverts. 

- "Vous avez faim?

Les deux hommes  se regardent. ils pourraient être frères. Il sont la même résignation sur le visage, les mêmes oreilles, grandes , mais en même temps décharnées..;Mais ce qui les rend frères ce n'est .pas le sang mais la misère. 

-Très, dit celui qui avait parlé. Nous n'avons rien mangé depuis hier matin.

Tandis qu'ils dévorent un morceau de pain et les oranges..Homero les regarde. 

- Vous êtes au courant pour la petit fille? 

....Nous n'avons rien fait. Nous sommes des ouvriers...;

- Je n'en doute pas, dit Homero; Mais je ne peux pas vous cacher ici..;je crois que la battue tarde à revenir sur ses pas...." Homero pense à sa famille, à tous les humiliés qui à pied, à dos de cheval, sur de vieilles bicyclettes ou juchés sur la caisse d'horribles camions militaires, fuient leurs idéaux et leurs amours, cherchent refuge dans ce monde qu'on dit si grand pour pouvoir y enterrer leurs peurs, nourrir de nouvelles aspirations, conquérir certaines formes de joie. ...Une minute plus tard, il dit au revoir aux hommes...page 46

( Le Père Agyuire) C'est un leader né, un conducator, ce que les romanciers appellent "un personnage". A Promenadia, seuls Irizabal et Homero  osent ne pas lui céder le pas. .les autres, jusqu'au dernier des athées, tremblent en sa présence..page 51

la maitresse de maison regarde son mari, comme on regarde une cuvette cassée ou une fenêtre déglinguée.

- Les cimetières sont pleins d'hommes courageux. En plus, dehors, il y a une guerre. page 57

" Tu n'as pas vu ses mains ? (celles de Homero)

- Et ce mot bizarre qu'il a dit insiste sa femme depuis la pénombre. Bolchevique, bolchevique, bolchevique, bolchevique...

- Qu'est-ce que ce mot d'où vient-il et pourquoi?  que veut-il de lui page 58

Les coups sur la porte arrachent Homero à son sommeil. 

- Que venez-vous faire ici?  Que voulez-vous? ( le maître de maison chez qui Homero a dîné ce soir). 

- J'ai besoin de vous parler. 

- D'accord, dit Homero. Mais ça, - il montre le fusil- ça reste dehors.

...Je vous écoute

..-Je voulais vous demander si vous pensez que je suis un lâche? 

- Vous dîtes ça parce que vous n'êtes pas avec la battue?

...Le maître de maison fait non de la tête 

- Vous craignez beaucoup le jugement des hommes?  

- Moins que celui de Dieu, dit le maître de maison en se  signant.

- Dieu n'a rien à voir ici, dit Homero. Ni ici, ni nulle part ailleurs. Dieu est un fantôme. 

...- Vous ne craignez rien? 

...- Je crains les hommes, mais pas leur jugement, leur orgueil...pages 70, 72

( Le Père Aguirre)  De tous les plaisirs que connaît l'homme, aucun n'est plus grand que celui de causer de la douleur. La contemplation de la beauté ou la transe de l'amour physique ne peuvent se comparer avec la jouissance de briser un os. ..Tout son génie (celui de l'homme) toute sa patience et toute sa ferveur pâlissent devant l'énigme de sa méchanceté. page 78

En ces temps postérieurs à la proclamation de la République, quand le Père Aguirre était arrivé à Promenadia, ce n'était pas du dogme que se préoccupait l'Eglise mais de  sa survie. page 79

Un homme n'est pas seulement une vie, mais toutes celles qu'il accueille dans ses actes, dans ses désirs et dans ses défaites- page 83

Bien pire que le froid, bien pire que la faim, bien pire même que la peur, il y a le sentiment de honte, de dignité souillée, la blessure que provoque en eux ( les deux fugitifs)  le fait d'être chassés comme des animaux. page 91..;ET c''st alors - au moment précis où il découvre le Père Aguirre et l'ombre de celui qui le suit, à ce moment précis,où il comprend qui est cet homme et la sentence qu'il garde sur les lèvres- qu'il sent le capuchon lui couvrir les cheveux et les yeux, si bien que la dernière chose qu'il peut voir avant que l'obscurité ne l'aveugle, c'est une main à laquelle manque le majeur qui s'avance vers lui en forme de bélier ou de simple emblème de l'horreur. page 93

Parce que c'est du mal qu'il s'agit, pense Homero, voilà de quoi il s'agit. Parce que ce qui se résout ici cette nuit, ce n'est pas si la grâce de la rédemption ou le châtiment existent ou non, mais s'il y a une justification pour ce que nous faisons, pour ce que nous faisons,   pour ce que nous pensons, pour cette vie qui  nous est échue. page 103 Avant de quitter l'école, la dernière seconde, il a eu encore le temps de glisser dans sa poche la photo de sa femme. Il émane d''elle une chaleur vénéneuse...Pouvoir lui ( à Irizabal) parler de son père, et de la femme sur la photo, du coeur du pique-au - pot. Mais quels mots pourrait-il employer, comment parler sans manquer à la vérité, sans sentir que le langage est un instrument usé, inutile, brisé comme un jouer désuet. page 104

- J'ai un fils que j'adore, poursuit Irizabal , tout en menant ses chevaux.... et...qui me hait. Il est possible qu'un jour il me tue...je n'ai été capable de lui dire combien je l'aime.  page 106

" Votre père. Continuez, allez

- Non dit Homero, Je ne peux pas. C'est inutile. Il n'y a pas de mots pour dire ce qu'il m'a fait. " - Eh bien s'il n'y a pas de mots , dit Erizabal...montrez- moi au moins ce qui s'est passé..Il y a des choses qui ne peuvent pas se dire mais elles peuvent toujours se montrer. 

Montrer, pense Homero. On ne peut pas montrer l'injustice, le déshonneur ou la honte....page 107

Les hommes pendent comme des draps noirs.Ils portent tous deux des capuchons de pénitents. le vent les balance de côté, comme s'il leur mordait les genoux. Les quatre assassins ,quelques mètres plus loin, veillent  en silence;page 111



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