samedi, juillet 02, 2022

L'HOMME QUI M'AIMAIT TOUT BAS ( Eric Fottorino) 2009

 Mon père s'est tué d'une balle dans la bouche le 11 mars 2008. Il avait soixante-dix ans passés. J'ai calculé qu'il m'avait adopté trente-huit ans plus tôt, un jour enneigé de février 1970. Toutes ces années, nous nous sommes aimés jusque dans nos différences. Il m'a donné son nom, m' a transmis sa joie de vivre, ses histoires de soleil, beaucoup de force et aussi une longue nostalgie de sa Tunisie natale. En exerçant le métier de kinésithérapeute, il travaillait " à l'ancienne", ne s'exprimait qu'avec ses mains, au besoin par le regard. Il était courageux, volontaire, mais secret: il préféra toujours le silence aux paroles, y compris à l'instant ultime où s'affirma sa liberté..

" Ce sont les mots qui ne sont pas dits qui font les morts si lourds dans leur cercueil." Montherlant. 

Le lendemain, au courrier, j'ai reçu une lettre. J'ai reconnu son écriture sur l'enveloppe. Depuis la veille, j'avais gardé l'oeil sec, je pleurais comme pleurent les grottes: à l'intérieur. Il était partout dans mon esprit...page 12

J'ai réalisé  à ce moment la dimension magique de l'écriture: les personnages ne vieillissent ni ne meurent. page 15

A l'auteur des Choses la vie, on avait demandé: que feriez-vous si vous appreniez qu'il vous reste seulement un quart d'heure à vivre?  Guimard avait dit : " je jetterai ma montre". Mon père avait jeté sa montre depuis longtemps. Il ne comptait plus le temps qui restait. Il a brisé lé sablier. page 25

Etre ou avoir. C'est un jeu d'enfant. Comment dire?  Etre, ne plus être.  Papa est mort, papa n'est plus, n'existe plus, papa s'est tué, papa s'est suicidé, papa s'est supprimé, papa s'est donné la mort ( donné? ) , papa s'est éteint ( mais est-ce le mot qui convient pour un coup de feu? )

Avoir. Papa a mis fin à ses jours. Papa a abrégé ses souffrances ( mais de quoi souffrait-il? ou de qui?) papa a succombé à sa blessure, papa a péri, papa  a disparu bien qu'il soit là sous nos yeux? 

Avoir encore ou ne plus avoir: Je n'ai plus mon père, j'ai perdu mon père ( en 1999, Eric Chabrerie  devenu Eric Fottorino, j'avais gagné un  père. )

Réconciliation dans la mort d'être et d'avoir: avoir été. mon père  a  été. le temps est passé et il a passé vite. Etre et avoir, ne plus être, ne plus avoir. Glissement,; imperceptible et pourtant pénible. Mon père est, vit et respire. Mon père était. S'habituer à cet "était" alors qu'il est toujours là. Etait: jamais imparfait n'a si bien mérité ce nom, le passé est imparfait, qui souligne ce qui n'est plus et ne sera plus jamais. Impossible de parler de papa au présent désormais., alors qu'il y a si peu de temps, hier encore, tout à l'heure même, avant le coup de téléphone, " il est arrivé" quelque chose".... pages 32, 33

Trop de pensées m'agitent, toutes sont pour mon père. Pas une goutte de son sang coule dans mes veines. Rien et pourtant tout. page 44

Avant , il n'y ait des femmes. Ma mère, sa mère, des femmes avec leurs douleurs et leurs tristesses, l'une trop jeune et l'autre trop vieille, deux solitudes avec mon enfance au milieu. L'arrivée de Michel a tout changé. Fini le vendredi maigre et la messe du dimanche. - lui qui ne croyait qu'au foot. Fini Bordeaux la sombre et bonjour La Rochelle au soleil.  Fini le fils unique sans père -et si c'est pas malheureux- bonjour  au bonheur en famille,  père et mère, et un et deux et trois garçons. Tout avait changé soudain. Une voix d'homme, des vêtements d'homme, des chaussures de cuir...page 66

Quand les choses sont allées de travers, j'ai tenté de rester droit. page 73

Il savait que la volonté ne peut seule donner le talent. Il eut la sagesse de me laisser la découvrir, sans que jamais il ne brise mes rêves par tiédeur ou manque d'enthousiasme. page 86

Tu m'aimais tout bas, sans effusion, comme on murmure pour ne pas troubler l'ordre des choses. Tu m'aimais tout bas, sans le dire, sans éprouver le besoin d'élever la voix. C'était si fort - la force de l'évidence - que tu ne l'aurais pas crié sur les toits. Il fallait une indiscrétion de voisin, de cousin, pour que j'apprenne combien tu étais fier , heureux que ce rejeton épais comme une arbalète qui disputait aux plus costauds des titres de champion à la gomme. Je me console ainsi: tu es parti tôt mais tu as eu le temps d'être fier de moi, de moi, ton fils, de nous tes fils....page 90

  Deux pères le jour de mon mariage, aucun le jour de ma naissance. Une mère dix-sept ans  à peine, livrée seule à sa grossesse, à sa maternité, à l'éducation stricte d'une mère très catholique, qui ne pouvait souffrir que sa fille puisse devenir l'épouse d'un juif marocain étudiant la médecine à Bordeaux. Ce fut une histoire terrible pour ma mère et aussi pour Maurice qui dut retourner  au Maroc ,  son diplôme de gynécologue ,accoucheur en poche , qui fit naître des milliers d'enfants mais ne put m'approcher sauf une fois, pour me vacciner puis m'offrir un jouet. page 106

Je suis dans cette maison car mon père est mort, et chaque fois que je m'allège, que je reprends mon souffle, qu'une sensation légère m'envahit, cette pensée me rattrape. page 125

Il aurait fallu parler ensemble. depuis longtemps on ne parlait plus, ce qui s'appelle parler. On évitait ce qui aurait pu créer des tensions, de l'incompréhension. On restait en surface, là où ça ne risquait rien . On commentait le temps qu'il faisait, pas le temps qui nous éloignait...Tout n'était pas lisse.....Tu étais mon héros avec ses failles, d'autant plus attachant que rongé en secret par  d'impondérables démons . Je me demande si je t'ai vraiment connu, si je t'ai vraiment compris.  D'où a surgi cette mort? ..Il y a tout ce qu'on dit et tous ces silences qui nous attachaient solidement l'un à l'autre. On s'est protégés, toi, par ce que tu m'as donné, moi parce que j'ai renoncé à te demander.....Ta part obscure, je la respecte.  Que j'aurais aimé cerner pour la détruire  à force d'amour. page 144

Au revoir papa, salut, pas adieu, on risquerait de se manquer. page 148

Aucun commentaire: