mercredi, novembre 13, 2019

CAP HORN ( Francisco Coloane)

De tous  les livres qu'il a écrits, Francisco Coloane aime à dire que Terra del Fueco est son préféré... mais que ses lecteurs ont toujours placé Cap Horn au plus haut.  Entre ces deux recueils, c'est au reste le même monde qui déploie ses noirs prestiges: ce Grand Sud chilien balayé par tous les vents de l'enfer, terre de désolation et école de solitude.  Le climat brutal des récits, le traitement si particulier de la narration, (débarrassée de toute "littérature"), le style abrupt: autant d'éléments communs à ces deux volumes jumeaux qui semblent avoir été imposés d'une seule coulée.
Une fois de plus, Coloane raconte à son lecteur des histoires qui l'empêcheront de dormir - mais qui l'aideront à respirer en secrète harmonie avec le monde.
 
Cap Horn ( écrit en 1941)  est un registre de quatorze nouvelles dont la plupart ont pour cadre les vastes étendues arides de Patagonie où Coloane a travaillé comme contremaître d'estancia.
Dans une interview au journal Le Monde en novembre 1995, Coloane décrivait avec réalisme ses expériences en la  matière:  " Je suis monté à cheval sans étrier - très pénible pour les testicules - , j'ai châtré des moutons avec les dents - très mauvais pour les gencives _ , et j'ai égorgé des brebis, mais avec délicatesse, car j'avais appris à leur couper l'aorte pour que les pauvres bêtes ne souffrent pas."

Des journées sans vent et de longues chutes de neige avaient suivi le retour du mouton aveugle. Au milieu des flocons silencieux, la solitude devenait plus intense; parfois, un léger bruit se faisait entendre, aussi subtil qu'un battement d'ailes de papillon. A travers le carreau du fenestron, on apercevait un horizon fermé, un ciel gris et bas d'une  tristesse accablante . page 15

J'ai appris à connaître la mer et je sais que l'immensité d'un naufrage est moins éprouvant si l'on est sur le pont en plein vent. En outre, l'attente de  la mort n'est pas aussi effroyable sur un petit bateau que sur un navire de gros tonnage. Sur le premier, la mer est à portée de main; les vagues déchaînées nous offrent l'avant-goût saumâtre des quelques minutes que durera notre agonie, nous titubons à la frontière de la mort dont nous ne sommes séparés que par un petit pas. page 28

La mort rend les hommes égaux entre eux, mais les place aussi sur un pied d'égalité avec les animaux et même avec les vers. page 33

Mac Kay, Arentsen et moi attendions l'inconnu avec une légère appréhension, car cet homme allait partager notre existence, et un compagnon en Terre De Feu est bien davantage qu'un familier ou un ami intime; on mange le même pain quand la faim nous tenaille, on tire sur le même lasso, on tend la main vers le même couteau et la faiblesse de l'un peut être fatale à l'autre. Du main au soir, c'est presque à tout instant qu'il faut former un couple, et l'envie, la lâcheté, l'égoîsme, tous les défauts, petits et grands, sont impossibles à dissimuler et pénibles à supporter. page53

" Et puis , je t'écris surtout cette lettre pour te remercier d'une chose: de ne m'avoir jamais demandé, tout au long de mon séjour là-bas, ni pendant ma fuite, la raison de la haine et du duel entre Mac Kay et moi. " page 68

Dans la journée, notre sensation d'être sur terre est quelque peu sommaire. mais, la nuit, sous un ciel brillant où l'on distingue clairement les astres, nous avons l'impression d'habiter une ville perdue  dans l'espace;  la terre s'estompe, nous cheminons les yeux fixés sur la Voie lactée, et le cœur et l'esprit s'élèvent vers le cosmos, puis  redescendent pour, un jour disparaître sous quatre pelletées de terre.
Manuel se souvint de cet instant où, de l'infinie pampa dont la surface semblait épouser la courbe de la terre, avait soudain surgi un embrasement grandiose, suivi peu après d'une boule de feu, rouge sang, monstrueuse, qui s'élevait lentement à l'horizon. Les pâturages brillaient, d'un frottis d'or, une brebis avait levé son museau doré, les barbelés devenaient des filaments de lumière, et, au loin, les espaces bleutés palpitaient comme des mirages.
Il se souvint aussi de son corps recroquevillé dans un coin sombre de l'automobile et de son étonnement lorsqu'il avait timidement soulevé la capote; ses yeux s'étaient alors emplis de larmes devant un spectacle qu'il contemplait pour la première fois: un lever de lune sur la Terre de Feu. pages 100 et 101
 
Les rumeurs d 'une guerre mondiale imminente allaient bon train, et il n'était pas rare d 'entendre les paysans dire que les bêtes envoyées aux entrepôts étaient destinées à nourrir les hommes condamnés à finir dans les abattoirs, humains ceux-là, par des individus bien plus coupables que ces humbles bergers. page 140
 
Lorsque nous avons chargé notre barque d'illusions et de rêves dorés, et que nous restons abasourdis devant la traîtrise, contemplant l'embarcation qui s'évanouit dans le lointain, emportant tous nos biens et nous laissant que d'inutiles hardes...alors nous faiblissons; puis, jetant un regard derrière nous, nous apercevons un chemin de retour, nous  nous ressaisissons, et, bien que nous marchions ployés sous notre lourde croix, l'âme brisée, nous trouvons encore la force de nous relever, de jeter la croix sur quelque sentier poudreux et de redevenir nous-mêmes.  page 180

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