jeudi, novembre 28, 2019

SOUVENIRS DE L'AVENIR ( Siri Hustvedt) 2019

En 1978, une jeune femme en quête d' aventures, S.H. s'installe à New York dans l'intention d'écrire son premier roman. Mais elle se voit bientôt distraite de ses propres projets par sa mystérieuse voisine, Lucy Brite, dont les propos  aussi confus qu'inquiétants, lui parviennent à travers la mince cloison de leur immeuble décrépi. S.H. se met à transcrire les étranges monologues de Lucy, où il est question de mort brutale de sa fille et du besoin qui la taraude de châtier son assassin. Jusqu'à cette nuit de violence où Lucy fait irruption dans l'appartement de S. H.
Quarante ans plus tard, S. H. retrouve le journal qu'elle  a tenu cette année-là et entame un récit autobiographique - Souvenirs de l'avenir - dans lequel elle juxtapose savamment les textes contenus dans le journal, les ébauches du roman qu'elle tentait d'écrire alors, et les commentaires que ces brouillons de jeunesse inspirent à la romancière chevronnée qu'elle est devenue, afin de créer un dialogue entre ses différents "moi" à travers les décennies.
Virtuose, incisif et poignant, le septième roman de Siri Hustvedt rassemble et magnifie les thèmes qui ont fait d'elle l'un des écrivains les plus reconnus de sa génération: le caractère faillible de la mémoire, la brutalité du patriarcat, les traumatismes qui livrent les secrets bien des années plus tard, l'œuvre du temps et la capacité de l'imaginaire à recréer le présent, voire à le guérir. Ce" portrait de l'artiste en jeune femme", voluptueuse superposition de récits, est un subtil alliage de réminiscences, de drôlerie et de magie narratrice.
 
Je voulais être tout le monde. j'écoutais les langues parlées, les unes reconnaissables - espagnol, mandarin, allemand, russe, polonais, français, portugais - et d'autres que je n'avais jamais entendues . Je me délectais de la variété des couleurs de peau autour de moi, ayant été , à Webster, Minnesota, rassasiée pour une vie entière de pâleur luthérienne et de ses nuances enflammées allant du rouge au brun fermier brûlé.
J'étudiais les clochards et les clochardes à leurs degrés variés de déchéance dans les indignités de la rue. page 11
 
A Webster, dans le Minnesota, personne n'était vraiment riche. Nous comptions comme fortunés quelques éleveurs de dindes et propriétaires de magasins, et, si modestes que fussent leurs moyens , leurs années d'étude valaient aux médecins, dentistes, avocats et professeurs, un avantage social qui était souvent mal ressenti par les fermiers, mécaniciens, et tant d'autres personnes des environs, dont les noms n'étaient suivis d'aucune initiale. A New - York, en revanche, la richesse était là, s'exhibant aux regards, une richesse dont je n'avais jamais vu la pareille. page 15

Elle (sa mère) s'était toujours considérée comme "philosophique". la définition particulière que donnait ma mère de  ce mot est la suivante: nous souffrons tous et nous mourrons tous. " Jamais, jamais, m'avait-elle dit  quand j'avais onze ans, il ne faut dire " disparaître" au lieu de" mourir". Les gens meurent. Ils ne s'évaporent pas. " page 18

Quand je fais le récit de mon initiation urbaine, je disais toujours: " Je dois avoir été l'une des rares personnes qui se sont installées à New-York sans connaître qui que ce soit. Et c'est vrai. Ni amis, ni amis d'amis, ni cousins au troisième degré ou même plus, et donc aucun numéro de téléphone à appeler. J'ajoutais alors, pour  en rajouter dans le pathétique, : "Pendant les trois premières semaines, je n'ai parlé à personne. "  page 23

Je me sentais désorientée. Rentrée chez moi, je me rappelai la phrase de Simone Weil: " Notre vie réelle est plus qu'aux trois quarts composée d'imagination et de fiction".  Weil était un génie, une sainte incandescente, et une diseuse de vérité. page 57

Les êtres humains  ont un besoin désespéré d'être vus et de se voir dans les yeux des autres, d'éprouver le réconfort familial du " nous", les bienheureux câlins de la tribu... page 83
 
J'ai en tête des images qui ont survécu, mais leur exactitude est quelque chose que je saurais garantir. Le temps peut les avoir figées, car elles ressemblent à une série d'images fixes.  page 86
 
1er février 2017. " J'ai regardé lé télé, ma mère m'a dit, hier, au cours de notre conversation téléphonique. Cet homme-là peut-il être président: il est mal élevé , si vulgaire. ça n'a aucun sens. - C'est un ignorant, un bouffon vantard.
Ma mère a claqué la langue et soupiré. " Je suivais de près la politique autrefois. maintenant, j'oublie. Ce doit être l'âge. Quel âge j'ai?
- Tu as presque quatre-vingt- quatorze ans".
Ma mère a ri. " C'est vieux, vieux, vieux, ça, ma chérie, vraiment vieux.  page 115
 
La mère que j'avais été stupéfaite de découvrir assise par terre, immobile, dans la cuisine, après l'assassinat de Kennedy, ma mère qui disait qu'elle partirait au Canada si Goldwater était élu, la mère qui montrait le poing à l'image de  George wallace à la télévision, la mère qui a marché avec moi pour protester contre la guerre au Vietnam, la mère qui suivait dans les plus complexes détails les audiences du Watergate, la mère, qui quelques années auparavant, dénonçait les agissements obscurs de politiciens de sa région dont j'ignorais pratiquement tout, a disparu et  été remplacée par une mère qui allume la télévision pour voir défiler une foule d'images fluctuantes et de sons brouillés aux significations émotionnelles confuses.
" Cet homme peut-il être président?
Le cerveau de ma mère a perdu la dimension du "maintenant", cette béance temporelle qui nous fait transiter du passé immédiat au présent immédiat dans l'attente de l'avenir immédiat, le tout complètement insaisissable, s'estompant et réapparaissant à une allure qui dépasse notre entendement. Nous vivons à une vitesse perceptuelle qui me fait demander pourquoi nous ne volons pas en éclats.  page 118

Je n'ai parcouru des milliers de livres de la bibliothèque, ne suis passée par d'innombrables chambres mentales et ne me suis engagée dans des couloirs dont j'ignorais l'existence que pour découvrir à la fin d'autres portes à ouvrir. Il y a toujours une autre porte et une autre chambre.  page 125

Le passé peut-il servir à cacher le présent? Ce livre que vous lisez maintenant, est-il la quête d'une destination nommée Alors? Dîtes-moi où finit la mémoire et où commence l'invention? ...
Tout livre est un repli de l'immédiat vers le réfléchi. Tout livre inclut un désir pervers de faire cafouiller le temps, de tromper son cours inévitable. Blablaba, et tam-ta-di-dam. Je cherche quoi? Je vais où? Suis-je en train de chercher en vain l'instant où le futur qui est maintenant le passé m'a fait signe, avec son visage vaste et vide, et  où j'ai tremblé ou trébuché ou couru dans la mauvaise direction?  Mes souvenirs  joyeux ou douloureux, sont-ils une preuve de mon existence?....page 137
 
Presque tous les jours , ma mère me disait:  qu'elle n'est pas prête à mourir. Et puis, elle ajoute: "Mais je ne veux pas vivre vieille et décrépite sans plus un seul neurone valide. Je ne veux pas de ça. " (Moi non plus je ne veux pas de ça maman)
"J'ai quel âge? me demande-t-elle une fois de plus.
- Quatre-vingt-quatorze.
- Et toi, tu as quel âge alors?
- Soixante-deux. page 138
 
Nous souffrons tous et nous mourrons tous, mais vous , la personne qui lisez ce livre en ce    moment, vous êtes  encore en vie. Je suis peut-être morte mais  vous ne l'êtes pas. Vous inspirez et expirez tout en lisant et si vous vous interrompez et posez la main  sur votre torse, vous sentirez battre votre cœur...
Des portes ont été ouvertes et fermées, des souvenirs sont venus et repartis....page 307
 

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