jeudi, juillet 29, 2021

MAUVAISES HERBES. ( Dima Abdallah) 2020

 Dehors, le bruit des tirs s'intensifient. Rassemblés dans la cour de l'école, les élèves attendent , en larmes, l'arrivée de leurs parents. La jeune narratrice de ce saisissant premier chapitre ne pleure pas, elle se réjouit  de retrouver avant l'heure "son géant".  La main accrochée à l'un de ses grands doigts, elle est certaine de traverser le chaos.  Ne pas se plaindre, cacher sa peur, se taire, quitter à la hâte un appartement pour un tout autre tout aussi provisoire, l'enfant  née à Beyrouth pendant la guerre civile s'y est tôt habituée. Son père, dont la voix alterne avec la sienne, sait combien , dans cette ville détruite, son pouvoir n'a rien de démesuré. Même s'il essaie de donner le change, avec ses blagues et des paradis de verdure tant bien que mal réinventés à chaque déménagement, cet intellectuel - qui a le tort de n'être d'aucune faction, ni d'aucun parti - n'a qu'à offrir que son angoisse, sa lucidité et son silence. 

BEYROUTH 1983. (Le père est allé à l'école chercher sa fille à cause des bombardements). Je la regarde et je me dis que tout n'est pas encore perdu. D'un jour à l'autre, il faudra bien que cette guerre finisse, ce n'est qu'un affaire de quelques semaines, quelques mois tout au plus. Il ne peut en être autrement, je n'ai pas le courage qu'il en soit autrement. Parce qu'elle ne grandira pas dans ça, ce n'est pas une option. Parce que dans six ans, ce sera déjà  trop . Je vais continuer à lui dire que rien de tout ça n'est n'est grave, qu'elle a bien raison de ne pas pleurer, qu'on ne risque rien et que ça ne nous regarde pas, ce vaste bordel. je me dis qu'il n'y a pas besoin d'en parler, demain on ira acheter un pot de marjolaine pour remplacer celui qui a fané et on mangera sur place. Chaque soir, on trouvera la force d'oublier ce qui s'est passé dans la journée et chaque matin, on trouvera une parade pour oublier la nuit passée. Je crois que l'oubli est la meilleure solution, je crois que je suis en train de développer une sort de super-pouvoir pour ce qui est de l'oubli. ...Je ne garde que les souvenirs d'avant, avant que tout cela arrive...page 33

BEYROUTH 1984 Je ne sais pas combien de temps nos allons rester ici. C'est des amis de mes parents qui, ayant momentanément fui dans je ne sais quel pays du Golfe, nous ont prêté leur appartement.....Nous somme arrivés là avec peu de bagages et d'objets qui nous appartenaient. page 42

Ma boule et moi, on se tient compagnie. On s'est habituées l'une à l'autre. Elle se réveille avec moi chaque matin et s'endort avec moi chaque soir. page 44

BEYROUTH 1985. J'aime bien le fait qu'il  (son père)  ne me  parle pas trop de l'école et qu'il s'en fiche que je sois la première  de la classe.  page 54

La poésie, c'est peut-être ce qu'on écrit quand on n'arrive pas à pleurer comme les autres. page 59

Je (le père) roulais dans la nuit et, pour la première fois depuis longtemps,  je prêtais attention aux trous d'obus sur le bitume  et aux immeubles écroulés, aux autres mouchetés de trous, autres désertés.  Pour la première fois, j'ai compté au fur et à mesure,  le nombre de checkpoints qui nous séparaient de la maison, qui n'était pas notre maison. J'ai tout vu, j'ai tout compté...J'ai vu l'horreur des ombres sur tous ces visages à la lumière des phares de la voiture. je roulais et je voyais les visages fantomatiques des hordes de l'infâme s'animer dans la nuit. Je voyais tout....Je n'avais jamais vécu avec une telle lucidité. page 80

Moi, tout ce que je sais, c'est que  j'ai ouvert la fenêtre un matin et j'ai trouvé la guerre. page 83

RMAYLEH 1989  Je me lève tout doucement, sans faire de bruit, et je prépare mon petit sac à dos. J'y mets quelques affaires, je ne sais bien quoi, le genre de bricoles que j'aime à conserver, pas grand-chose. Je me suis habituée à avoir très peu d'affaires....Je me suis bien habituée à ce que  les objets d'une vie tiennent dans un petit sac et ce ne sont jamais les mêmes; La seule chose qui survit à nos nombreuses fuites, c'est nous quatre. ...Les valises ne sont jamais loin. Elles ne sont jamais rangées à la cave ou au grenier ou en haut d'un placard. page 87 ( la maman, les deux enfants quittent le Liban pour Paris, le père reste) page 86

C'est bien qu'ils soient partis, d'ici et de moi. Moi, je fais corps avec ce pays, je suis solidaire de son ravage, de sa défaite. Je l'ai connu avant ça, moi, le pays. Nous avons nos souvenirs, nos nostalgies. page 102

PARIS, Rue Mouffetard. 1990...Il y a des choses que j'aime bien ici. J'aime l'odeur du pain qui cuit quand je passe devant une boulangerie et quand je vais acheter une baguette. Si elle est encore chaude, j'en croque un petit bout et je creuse un peu pour attraper la mie encore tiède et moelleuse. J'aime aller seule  au collège, à pied....Les trottoirs sont propres et bien fichus.....Près  de la bibliothèque, il y a un vieux monsieur qui fait la manche et dort dans la rue. Hier, je lui ai donné un de mes bonbons et il m'a souri et longuement remerciée.  On a discuté un peu. Il y en a plein, ici, des comme lui. C'est ici que j'ai vu la vraie misère, la misère de quand on n'a plus personne. Et ce monsieur n'a personne, il me l'a dit. J'ai longuement réfléchi à la raison pour laquelle il y a tant de clochards dans un pays si riche. Je crois que, s'ils laissent les gens dans la rue, ce n'est pas qu'ils n'ont pas les moyens de les aider, ni de les chasser. C'est pour les laisser là, aux yeux de tous, comme un exemple, un avertissement....On le laisse là, à la vue de tous, seul, pour dire ce que chacun peut devenir s'il lui prend l'envie de ne pas respecter les règles de la classe. Gare aux différents. Gare aux rebelles. Gare aux inaptes. Les différents sont encore plus seuls à Paris qu'à Beyrouth. page  111, 112

Quand quelqu'un me demande mes projets, même ceux du lendemain, je ne sais que répondre. page 136.

(L'héroïne s'en va pour trois ans en Espagne, à l'aventure).Je n'ai pas fait preuve d'aucune sagesse. Mon corps a seulement refusé de continuer, mon coeur s'est arrêté, ou on a continué, je ne sais plus bien, je suis morte. page 139





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