dimanche, octobre 31, 2021

MADAME HAYAT ( Ahmet Altan) 2021

 Fazd, le jeune narrateur de ce livre, part faire des études de lettres loin de chez lui. Devenu boursier après le décès de son père, il loue une chambre dans une modeste pension, un lieu fané où se côtoient des êtres inoubliables à la gravité poétique, qui tentent de passer entre les mailles du filet d'une ville habitée de présences menaçantes. Au quotidien, Fazd gagne sa vie en tant que figurant dans une émission de télévision, et c'est en ces lieux de fictions, qu'il remarque une femme voluptueuse, vif-argent, qui pourrait être sa mère. Parenthèse exaltante, Fazd tombe éperdument amoureux  de cette Madame Hayat qui l'entraîne au-delà de lui - même. Quelques jours plus tard, il fait la connaissance de la jeune Sila. Double bonheur, double initiation, double regards sur la magie d'une vie. L'analyse tout en finesse du sentiment amoureux trouve  en ce livre de singuliers échos. Le personnage de Madame Hayat, solaire, et celui de Fazd, plus littéraire, plus engagé, convoquent les subtiles métaphores d'une aspiration à la liberté absolue dans un pays qui se referme autour d'eux sans jamais les atteindre.  Pour celui qui se souvient que ce livre a été écrit en prison, l'émotion est profonde. 

La vie des gens changeait en une nuit. La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu'aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à ses racines.  Chaque être vivait sous la menace de sombrer dans l'oubli......Ma propre vie  avait changé du jour au lendemain. Ou, à vrai dire, celle de mon père. A l'issue de divers événements que je n'ai jamais compris, un grand pays ayant déclaré " l'arrêt des importations de tomates", mille hectares de terrain agricole se transformèrent en une immense décharge rouge. ..;Une phrase donc avait suffi à ruiner mon père. page 7

( Fazd a quitté son appartement de trois pièces avec grand salon, suite au décès de son père,  pour une  chambre d 'étudiant) Je saluais tout le monde, j'échangeais quelques mots avec chacun, mais ne me liais d'amitié avec personne. ( dans son immeuble) page 11

C'était il y a un an. A l'époque, j'ignorais encore que la vie est littéralement  la proie du hasard. page 12

( Fazd s'est rendu à une soirée pour être figurant dans une émission et gagné ainsi un peu d'argent)  " Qu'est-ce-que tu attends avec cet air triste?  - Rien, finis-je par articuler.  - Il y a un restaurant pas loin, dit-elle, j'y vais dîner. Accompagne-moi si tu veux, on dînera ensemble. Deux personnes valent toujours mieux qu'une....C'est moi qui t'invite.  - D'accord. "..;" Bonsoir Madame Hayat, dit-il ( le serveur) où souhaitez-vous vous installer ce soir? - Dans le jardin." Son nom m'obsédait.  page 18....Il y avait tant de choses dans son rire: les oiseaux du matin, des éclats de cristal, l'eau claire qui cascade sur les pierres du torrent, les clochettes qu'on accroche aux arbres de Noël, une bande petites files courant main dans la main. page 20....Son visage  était illuminé par une forme de maturité espiègle, elle n'était pas belle à proprement parler, mais elle avait quelque chose de plus attirant encore que la beauté, un pétillement de vitalité qui annonçait autant de hauteur et de moquerie que de tendresse désintéressée, comme devinant toutes les nuances de l'âme humaine. page 21

C'est le malheur qui nous enseigne la vie. page 31

( Fazd a rencontré une jeune fille dans les séances de figuration  de télévision) " La police est venue chez nous en pleine nuit. " dit-elle . Son père était le patron d'une holding importante. Ils habitaient  dans une villa entourée d'un bocage. L'un des a actionnaires minoritaires de l'entreprise de son père, qui détenait à peine deux à trois pour cent du capital, avait été arrêté pour  "préparation d'un complot contre le gouvernement." Ils  s'étaient servis de lui comme prétexte pour saisir toutes les entreprises du père.  - C'est possible de faire ça ? lui demandai-je. - Aujourd'hui oui, c'est  possible. ...Ils ont fouillé la maison pendant quatre heures, puis, ils nous ont dit qu'on devait partir sans délai. une valise chacun, c'est tout ce qu'ils nous autorisaient à emporter.  Ils nous ont chassé de chez nous en pleine nuit. .;Ils ont pris les cartes de crédit, ce qui n'avait d'ailleurs plus d'importance puisqu'ils avaient déjà saisi tout notre argent à la banque....Nous avons quitté la maison en pleine nuit, juste avec une valise.   page 41   Je n'oublierai jamais cette nuit dans le parc, nous trois assis sus un arbre avec notre valise. Le matin, nous étions riches, au dîner encore nous étions riches, et la nuit,  nous étions des vagabonds misérables, sans argent et sans toit.  page 42

Nous ne savions pas où aller, où seulement passer la nuit. Allons chez des amis  a dit ma mère, em on père a  répondu: non, ils ont trop peur de nous avoir chez eux, ne les obligeons pas à nous fermer la porte...Les riches sont des trouillards, tu sais, et plus ils sont riches, plus ils ont peur. Mais il faut tomber dans la pauvreté pour s'en rendre compte, quand on est  riche, cette peur-là paraît absolument naturelle.  page 42

( A un cours de littérature) Madame Nermin, le professeur: " La littérature ne s'apprend pas. je ne vous enseignerai donc pas la littérature. Je vous enseignerai plutôt quelque chose sans quoi la littérature n'existe pas: le courage, le courage littéraire. Ne vous contentez pas de répéter ce que d'autres ont déjà dit...Soyez courageux et c'est le courage qui distingue les grands écrivains des autres. page 49...;;;;;;;;;;La littérature était plus réelle et plus passionnante que la vie. Elle n'était pas plus  sûre, sans doute même plus dangereuse...." La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l'âme humaine" avait dit notre professeur d'histoire littéraire, monsieur Kaan. page 51

Grâce aux livres, j'avais appris à examiner ainsi tous les êtres qui croisaient ma route, à commencer  évidemment par moi-même. Je savais désormais que l'âme humaine n'est pas un tout, lisse et cohérent; c'est un agrégat de morceaux dépareillés qui se soudent progressivement les uns aux autres. ..J'avais honte d'être pauvre et j 'avais honte de mentir  sur ma pauvreté. D'un autre côté, les paroles de madame Nermin faisaient leur chemin dans mon esprit. Je m'aperçus que je n'avais jamais réfléchi à la question de la liberté/ "Suis-je libre? " me demandai-je tout à coup.  La question était-elle si effrayante? " Suis-je libre? " C'était la réponse , plus que la question qui m'effrayait; " Non, je ne suis pas libre" Une autre question plus cruelle encore, se posait alors: " Serai-je jamais libre? "...J'étais ballotté au gré des événements, indépendamment de ma liberté....page 52

Madame Hayat m'avait fait entrer dans  sa vie  avec la même simplicité naturelle , la même douceur  harmonieuse avec laquelle elle offrait son corps et je m'y étais installé sans rencontrer  le moindre obstacle....Elle était comme une déesse pour moi , une divinité  mythologique....page 60  Je n'avias d'yeux que pour son corps voluptueux, sa chair, ses plis et ses replis. page 61

'Madame Hayat vient d'acheter une lampe)  " Une lampe vous rend heureuse? - Oui, Très heureuse, même. - Et si demain vous aviez besoin de cet argent?  - Et si demain, je n'avais pas besoin de cet argent?  - Vous seriez quand même plus tranquille. - Et si être heureuse  m'intéresse plus que d'être tranquille?  page 64

Avec elle, je découvrais le bonheur d'être un homme,  un mâle, j'apprenais à nager dans le cratère d'un volcan qui embaumait le lys. C'était un infini safari du plaisir. page 68

" Tu es heureuse? " Elle m'avait regardé longuement  d'un  air interrogateur et presque menaçant, avant de répondre: " on ne pose pas cette question à une femme. Une femme ne sait pas si elle est heureuse, elle sait, en revanche, très bien  ce qui manque à son bonheur.  Donc pas besoin de le lui rappeler".  page 74  ( L'auteur part de chez madame Hayat à sa demande. ) "La seule chose que je te demande,  c'est de choisir un moment, un unique moment.....Si tu essaies de te souvenir de tout, tu oublieras tout....Mais si tu choisis un moment  parmi ceux que nous avons partagés, alors, il t'appartiendra pour toujours, tu ne l'oublieras jamais. ...Et moi, je serai heureuse,  heureuse de savoir que j'existe encore un peu pour toi...." page 75

(Fadz revient chez lui , la police est venue embarquée deux locataires.) " Les flics ont débarqué ce matin, il sont arrêté deux gamins du premier. - Pourquoi? - Ils avaient partagé un texte sur Facebook.  - C'est un crime ça?  - Faire une blague sur la gouvernement est devenu un  crime.  Dorénavant, interdit de blaguer. - Tu es sérieux? -  C'est eux  qui sont sérieux. "page 79

(Au cours de monsieur Kaan) " Le fond de toute littérature, c'est l'être humain. ....Les émotions, les affects, les sentiments humains. Et le produit commun à tous ces sentiments , c'est le désir de possession. Quand vous voulez posséder quelqu'un,  vous rendre maître de son coeur et de son âme,  c'est l'amour. Quand vous voulez posséder le corps de quelqu'un, c'est le désir, la volupté. Quand vous voulez faire peur aux gens,  et les contraindre à vous obéir, , c'est le pouvoir. Quand c'est l'argent que vous désirez plus que tout, c'est l'avidité.  Enfin, quand  vous voulez l'immortalité après la mort,  la vie après la mort,  c'est la foi. La littérature, en vérité,  se nourrit de tous ces cinq grandes passions humaines, dont l'unique et commune  source est le désir de possession , et elle ne traite pas d'autre chose. Tel est le fond. page 82

Je ne connaissais des hommes  que ce que les romans savaient en faire surgir de sous l'infini tissu  de l'humanité.  Les hommes ne m'apparaissaient  que sous les feux scintillants de la littérature. Or, pour la première fois, je voyais  les hommes  et leur psyché  sous une toute autre lunette, à la lumière de leurs ombres, et je me rendais compte que je n'y connaissais rien.  page 104 ( des jeunes de son immeuble ont été raflés par la police sans motif). 

" Les hommes peuvent tout changer sauf eux-mêmes. C'est la seule chose qu'ils sont incapables de transformer. Tel est leur malédiction. " ( Madame Hayat) page 107

(Un commerçant) " Les gens n'ont plus d'argent, et ceux qui en ont s'y agrippent farouchement. : tout le monde a peur du lendemain." On comprenait tout de suite que madame Hayat ne faisait pas partie de ces peureux-là.  " Je n'aime pas la peur, elle m'ennuie. - Mais quand on n' a pas d'argent...- Je sais ce que c'est de ne pas en avoir. Quand on a de l'argent, on le dépense quand on n'en a pas, on s'en passe....Il ne faut  avoir peur de rien dans la vie...La vie ne sert à rien d'autre que d'être vécue.  La stupidité, c'est  d'économiser sur l'existence , en repoussant les plaisirs au lendemain. , comme les avares.  Car la vie ne s'économise pas.  page 111

(Sila et Fadz) Si nous nous étions habitués assez facilement au manque d'argent, nous avions encore du mal à nous faire l'idée  d'être pauvres.  Tous les deux avions grandi dans un milieu qui méprisait la pauvreté, pour lequel elle équivalait au manque de talent, de réussite, à la bêtise et à la paresse. Et maintenant, nous avions rejoint la grande foule des pauvres gens, nous savions bien comment les riches nous jugeaient.  Nous ne méprisions pas les pauvres, non, mais nous n 'étions pas non plus prêts à accepter que nous aussi, désormais , faisions partie de cette catégorie.  Nous ne l'accepterions jamais.  page 125

"Dénoncer quoi?  répondis-je abasourdi. Il n'y a rien à dénoncer' - Est-ce qu'ils ont besoin d'avoir fait quelque chose de dénonçable pour être dénoncé?  On te dénonce et on t'arrête, après ça, va essayer  d'expliquer  que t'es innocent. ...Mais dans quel monde tu vis? Ouvre un peu les yeux. "page130

"La vie commence par hasard et se poursuit dans le hasard". (Monsieur Kaan page 138

" Chacun fait ce qu'il peut. L'essentiel est de savoir ce qu'on peut et ce qui est au-dessus de nos forces. " (Sila) page 157 ( Un colocataire - le Poète- à Fadz s'est défenestré car poursuivi par la police, un autre, gay, a été molesté par la police)

Tout changeait, certes , mais après la mort du Poète le rythme s'accéléra. J'avais la sensation d'être entraîné dans le courant de plus en plus rapide  d'un torrent qi s'approche d'une cascade.  Six mois plus tôt seulement, je menais une autre vie, j'étais un autre homme. Je faisais ma mue. page 197....Mümtaz m'apporta les textes. (pour un journal d'opposition) . Ils parlaient de milliers de personnes enfermées en prison,  de pauvres gens au chômage,  de pressions politiques, de souffrance, d'oppression.  C'était comme si j'avais  ouvert le couvercle et que  la vie réelle sortait de sa boîte, un autre monde, un e autre vie.  Elle ressemblait à cette chose qu'on appelle "l'enfer".  Des gens s'immolaient en pleine rue pour protester contre la famine, des pères de famille ruinés se suicidaient avec femmes et enfants....page 198

( Sila) "Moi, j'en ai marre dit-elle d'une voix déterminée. Moi, je me tire. Toi, tu réfléchis. Si tu veux venir, on part ensemble. ( au Canada) Mais , pour ma part, je n'en peux  plus de ce pays, je n'en peux plus d'avoir peur en permanence, je n'en peux plus d'angoisser  en pensant au lendemain, à la prochaine catastrophe qui va nous arriver.  Je suis fatiguée d'avoir peur."  On se quitta fâchés. ...A vrai dire, elle avait raison....page 206

Le poids de ce que j'avais vu, appris,  vécu pesait parfois si lourd que je me sentais épuisé comme un vieillard.  Je n'arrivais pas à concevoir ni les actes des hommes, ni le silence de la société, je ne pouvais plus vraiment   comprendre les vivants. Cela me déprimait parfois jusqu'à en tomber malade.  Alors, j'allais à la bibliothèque lire des romans. page 211

( Madame Hayat a disparu, Madame Nermin et Monsieur Kaan ont été emprisonnés, ses professeurs de littérature, Sila est partie au Canada, seule). L'été est passé, cédant la place à la fraîcheur cristalline des matins d'automne.  Cela fait maintenant trois moi que Sila est partie. Je ne l'ai pas suivie, au dernier moment, j'ai renoncé.  Où que j'aie pu égarer le bonheur, j'ai  décidé de le chercher ici,  et c'est ici que je le trouverai.  Je crois que j'ai senti qu'en mettant tout mon passé dans une valise jetée par-dessus bord avant le départ,  c'est un peu de mon avenir qui disparaissait aussi,  et qu'il me manquerais toujours quelque chose, que ce serait une mutilation dont je ne guérirais jamais. ...Le temps passe.  page 261 Nermin et Kaan sont toujours en prison. On ne sait pas exactement quand ils sortiront.  Nous parlons souvent d'eux. Je cois en tout cas qu'après avoir vécu tout ça,  j'ai trouvé une réponse à la question de monsieur Kaan sur les clichés et le hasard: naître est un cliché, mourir est un cliché, l'amour est un cliché, la séparation  est un cliché, la trahison est un cliché, le manque est un cliché,  renier ses sentiments est un cliché,  les faiblesses sont un cliché, la peur est un cliché, la pauvreté est un cliché, le temps qui passe est un cliché, l'injustice est un cliché....Et l'ensemble des réalités qui déchirent l'homme tient dans cette somme de clichés.  . Les gens vivent de clichés, ils souffrent de clichés,  ils meurent  de leurs clichés. page 265...Je me suis habitué à la peur, à la solitude,  au manque,  je ne me plains pas, j'ai appris à  avaler en silence le poison qui est dans le miel. ..;Elle (Madame Hayat) me manque. page 266



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