mercredi, septembre 30, 2020

L'EMPIRE D'UN HOMME ( Ramon Sender.)

 Une partie de chasse dans la montagne permet de retrouver  Sabino, un homme qui a mystérieusement disparu du village il y a  15 ans.  et à l'assassinat duquel tout le monde  a cru. Sur fond de tensions sociales et d'exploitation politique du moindre fait divers, deux paysans pauvres ont même, à l'époque, été condamnés pour ce meurtre (supposé). 

La résurrection du "fantôme" jette tout le village  - de la femme du mort aux familles des condamnés - dans un trouble sans nom, tandis que le nouveau héros, jadis le villageois " le plus pauvre et le plus insignifiant" acquiert un étrange prestige. 

L'empire d'un homme est inspiré d'un fait divers réel, que Ramon Sender avait couvert , en tant que journaliste, pour le quotidien El Sol


J'avais quinze ans quand je  partis (après une escapade à Madrid, Saragosse. " pour tester mes ailes"...) , seize à mon retour. Je ne revins pas poussé par mon attachement à notre demeure natale, mais réclamé par ma famille  et encadré par la police du roi. Une fois au village, je devais essayer de trouver un plaisir dans mon exil et comme je ne m'intéressais qu'à mon grand-père ( j'avais toujours considéré mon père comme un ennemi, sentiment qu'il le rendait bien, mais nous en étions complètement inconscients l'un et l'autre...) , je m'en approchai et vécus avec lui comme si personne d'autre n'existait. page 9

L'eau arrivait. le dos au mur, j'ouvris les vannes pour la faire entrer  dans mes terres. le sol accueillait en bouillonnant avec volupté et buvait avec une douce rumeur, sous les larges feuilles des courges et des pastèques. En retenant ma respiration, on entendait les plantes soupirer de plaisir. Je m'assis et attendis une heure exactement...Cinq minutes avant minuit, je m'approchai de la vanne du canal , attentif au signal de la trompette du garde. Quand je l'entendis, je fermai et me rassis au pied du mur. page 14

Mon père était un homme froid et  peu bavard. je ne me souviens pas de l'avoir embrassé plus de deux ou trois fois dans ma vie, avec une raideur protocolaire du soldat saluant son chef. Il m'emmenait à la chasse , comme un ami. page 17

Ricardo me semblait ennuyeux.  Mais la délicatesse de ses mains donnait l'illusion du pouvoir: il parlait avec une aisance naturelle aux évêques et aux généraux. Il était le plus riche  et ne frayait avec aucun des trois  propriétaires qui le suivaient ( à la chasse)  en importance.  Ces quatre messieurs ne se fréquentaient pas, ne supportant pas l'idée de se sentir réciproquement diminués. Ils ne voyaient  que les gens dont la soumission était assurée, c'est-à-dire tous les habitants du village.  page 24

" Aujourd'hui, c'est une chasse aux bêtes sauvages? - Mon père finit par répondre: - On ne peut pas dire ça. - Pourquoi? - Parce que ce n'est pas un ours que nous allons chercher, mais  un homme. "page 26

Toute la personnalité  de don Ricardo était fondée sur sa richesse. Il avait modelé son caractère pour le seul but:  se rendre digne de la vénération du village, une vénération héritée de ses ancêtres. page 26

" Ils vont tuer  l'homme-ours disaient les uns.  - Quel ours? corrigea un autre. C'est quelqu'un comme toi et moi, mais il a deux têtes. page 30

Mon grand-père disait que ce que nous allions faire était imprudent, et puisque personne n'interdisait à quiconque de vivre comme bon lui semble; si ce malheureux ne voulait pas descendre à la ville, il fallait le laisser en paix. page 33

Mon père, Tomaser et moi, nous nous précipitâmes à cent mètres de là, il y avait quelque chose, ni gris , ni jaune, couvert de poils, qui nous regardait avec effroi.  page 42

" C'est un pauvre homme et il est tout à fait paisible. Ce qu'il faut, c'est lui donner à manger. " page  45

Mon père lui parla de choses simples et générales: " Ici, il fait très froid et il n'y a rien à manger. au village, il y a du bon pain et de la viande". Je lui donnai un  morceau de pain et une bonne part  de l'omelette aux pommes de terre que ma mère avait mise dans  ma musette. IL la prit à pleines mains et la dévora en un instant. Je lui donnai alors à boire un excellent vin de la gourde que je portais à la ceinture. Après avoir bu, il me la rendit, fit une moue très bizarre et dit: "Vin".  Mon père était content de ce progrès.  page 53

J'étais content d'avoir trouvé le monstre mais je sentais bien qu'il ne serait pas facile de l'insérer dans la vie du village. Don  Ricardo aurait pu faire beaucoup en ce sens, mais il le trouvait antipathique: le monstre ne l'avait pas reconnu, lui, alors qu'il avait reconnu mon père.  page 54

 Nous étions maintenant accoutumés à la présence muette du monstre. Le surveiller nous compliquait pas mal de choses. Le mieux était, selon don Ricardo, de chercher une pièce fermant à clé et  de l'y boucler....Personne n'essayait de se familiariser avec lui, mais tous voulaient le "réintégrer" dans la société. au lieu de le convaincre  de son amitié, don Ricardo cherchait à le mettre sous clé. je trouvais cela un  peu anormal mais ne voulais pas le dire. Mon père aurait cru que je cherchais à gêner don Ricardo, et nous nous taisions tous. On l'enferma dans une pièce sans fenêtre, au grenier. page 58

Sans savoir pourquoi,  les hypothèses sur le monstre me laissaient indifférent, Cet homme était beaucoup plus important que tout ce qu'il avait pu faire. Quant aux crimes, je n'y croyais pas. Le criminel ne s'isole pas., mais cherche à se fondre dans la masse. page 60 Le chasseurs  étaient devenus gendarmes, ce qui ne paraissait pas du goût de mon père.  page 61

On alla chez Tomaser. mais sur le seuil, le monstre refusa d'entrer, montrant de la main une autre direction en émettant un grognement par lequel il semblait vouloir nous dire quelque chose. Les chasseurs se regardaient " Il veut  aller chez lui" dis-je...Il repartit , et nous avec lui.. Il devait être midi quand il s'arrêta devant une humble maison et se mit à appeler : " Aea"! Une femme ne deuil  sortit, qui regarda le groupe avec effroi.  " Je suis  Adela Carmona. Que me voulez-vous? " Pour la première fois, le monstre souriait. Don Ricardo, pâle d'émotion, dit en balbutiant: " C'est Sabrino, le mort". La femme porta les mains à son visage , essayant d'éloigner la vision: "  C'est son fantôme! " Et elle rentra chez elle, livide. ...  Le monstre riait toujours en montrant  du doigt, sa maison. page 63

Le registre de 1910 disait que Sabrino Garcia Illeras....était un" meurt-la-faim" et qu'il habitait dans la ruelle des Trois Croix. un " meurt-la-faim, certainement. le plus pauvre du village. ...Le registre d'état civil notait son décès " de mort violente" le 22 octobre 1910. page 68

Sabrino était allé chez  sa mère, un logis plus pauvre  encore. Quatre murs d'argile et de roseaux et un trou en haut, pour la fumée...."Sabrino?  mon fils? demanda-telle De ses mains, la vieille lui palpait le visage et les épaules ...page 70

Dans ce cas, il ( le curé) en disait du bien ( des gens riches), mais évitait autant que possible de les encenser. page 74 Le curé hochait la tête.. " Il en a eu assez d'être un zéro, d'espérer sans espoir....Pauvre Sabrino; poursuivait le curé. Il est parti parce qu'il avait peur. Sa peur des hommes parmi lesquels il n'était jamais quelqu'un, le poussa à aller vivre avec les bêtes. ..Il considérait comme une honte pour le village qu'un homme, fût - il  le plus bête et le moins capable de se débrouiller, dût fuir dans la montagne alors qu'il n'avait commis aucun délit. page 76

Un jour où il toucha sa paie, à Los Pinos, il ne revint pas. Il disparut sans laisser de traces, il s'en fut aux rochers d'Aineto où il passa seize années, trois mois et onze jours.  - Une honte pour le village, continuait de dire mon grand-père. Page 86

Mon père, qui pensait avant tout à la vie de Sabrino, soucieux  de lui épargner de nouvelles humiliations, proposa de le nommer employé municipal suppléant ou auxiliaire de garde du canal, ou garde-champêtre assermenté, ou en dernier, balayeur; de quoi lui assurer le pain et lui prouver la bonne volonté et l'amitié du village.  page 94

L'automne 1910, Vicente et Juan, deux paysans  de Castelnovo, travaillaient non loin de Sabino...l'automne était une saison désolée. Les premiers froids descendaient des Pyrénées, faisant trembler les feuilles des peupliers noirs en étincelles de vert et d'argent...Page 99..Sabino terminait son travail au coucher du soleil et rejoignit Vicente et Juan. Ils descendirent ensemble le chemin, et  comme ils avaient touché leur paie, ils allèrent à l'auberge du Moine. ...Le lendemain, l'Adela se mit à interroger, étonnée qu'il ne fût point rentré dormir. page 100

Don Ricardo ne  disait jamais "rembourser" mais "restituer" page 122

Juan et Vicente avaient avoué. Le curé   avait l'air plus mécontent  que surpris. " Il y a beaucoup de misère autour de nous ,dit-il, mais je n'aurais jamais  cru   que deux hommes des bords de l'Orna   fussent capables de tuer  pour onze pesetas. C'était la somme que Sabrino avait en poche le jour  où " on l'avait tué" Onze pesetas et  trente centimes/ page 128

Mon père demanda à don Ricardo si l'in connaissait  d'autres détails sur le crime. Il insista, au passage,  sur les tortures, soutenant qu'elles avaient été prouvées.  page 131. 

(Vicente et Juan avouent le meurtre sous les tortures et inventent les  circonstances) Le juge , mécontent d'avoir perdu son temps er les nerfs à vif  par le spectacle, retourna à l'automobile.  page 140 ( les deux "accusés on dit qu'ils avaient le corps de Sabrino au cimetière, son corps n'a pas été trouvé)/ 

L'avocat parti, aucun des deux ne croyait à la culpabilité de l'autre; ils avaient vu  que les éléments de défense préparés par l'avocat n'étaient qu'un tissu d habiles  mensonges. page 150

La décision de don Ricardo d'aider  les familles de Vicente et de Juan fit l'effet d'une offense à don Manuel  , aussi s'empressa-t-il , au cours de la réunion, de d'explique  à ses amis ce qu'il avait fait. page 154

Le chine avait la taille d'un veau  de huit mois. Don Manuel prit le jambon dans le plat et le lui lança. le chien avala sans mâcher. Le berger regardait avec un peu d'envie parce qu'il n'en avait pas mangé depuis des années.  page 159

six mois passèrent et toujours pas de sabrin o. Mais Mme Antonio (sa mère) ne changea pas d'avis: personne n'avait tué son fils. Ce n'était pas une opinion mais une obscure évidence qu'elle portait dans  ses entrailles.  page 163

( Le procès de Juan et de  Vicente) En fin de compte, les jurés  d'Ontinena reconnurent une circonstance atténuante ( le bon sens paysan les poussaient à conserver un dernier doute, du fait qu'on  n'avait pas retrouvé la moindre trace du mort)  et les accusés furent condamnés aux  travaux forcés à perpétuité et envoyés au pénitencier de Lérida.  page 168

A pénitencier, Vicente t Juan passaient des semaines entières sans parler à personne, absorbés par leur travail.  Juan apprit le métier de bourrelier et Vicente ce lui e cordonnier, et ils s'y consacraient de toutes leurs forces. Leur conduite exceptionnelle leur fit obtenir commutations et remises de peine. ON leur avait proposé trois fois comme garde-chiourmes , mais ils refusèrent sans donner de raison...Ils ne proclamèrent jamais leur innocence. page 173

Quand ils furent libérés, ils éprouvèrent une curieuse sensation d'abandon dans les rues, dans le train. Au village, Vicente fut accueilli en triomphe par sa femme. ...Quant à Juan, sa femme le reçut froidement. Son fils qui avait seize ans le regardait comme un  étranger.  Juan voulut le reconquérir , avant  sa femme, mais l'enfant refusait de sortir avec son père. On ne lui donnait pas de travail non plus; alors que son fils en avait.... page 175

Plusieurs mois passèrent quand un jour arriva la nouvelle de l'apparition de Sabrino dans le village voisin.  Personne n'y crut.  C'était tellement hors de toute logique que ni Juan , ni Vicente ne prirent la peine d'aller vérifier sur place.  page 177 ...La femme de Vicente acheta des liqueurs; elle voulait faire une grande fête et inviter tous les voisins mais il la retenait: " Tu vas trop vite. attends; Ne faisons pas parler les gens pour rien" . Mais elle était, maintenant ,  convaincue de l'innocence de son mari. page 179...Le lendemain, le secrétaire envoya un message à Juan et un autre à Vicente.  Flanqué du maire et de deux conseillers, il leur tendit la main, les invita à s'asseoir et leur alluma une cigarette. Juan et Vicente n'avaient pas besoin d'en savoir plus. les expressions de sympathie teintée d'étonnement en disaient plus long que n'importe quelle parole. page 180

Juan, sans lâcher sa  main, (celle de Sabrino) prononça d'une voix ferme pourque tout le monde l'entende: " Je ne t'en veux pas.  " Juan remercia tout le monde d'avoir emmené Sabrino au village. page  198

Sabrino se sentait flatté chaque fois qu'il voyait son nom imprimé. Ce qui s'y disait ne lui faisait aucun effet. ..;Le seul fait qui l'intéressait,  c'était son nom écrit sur un papier qui se vendait pour de l'argent aux gens qui s'attroupaient autour des aveugles.  page 201

Puis ils parlèrent de la mort de Juan. Mon père, n'étant pas très au courant, Sabrino expliqua qu'il était allé le voir et qu'avant de mourir, Juan lui avait pardonné. Il avait un certain sens moral sont mon père ne l'aurait jamais cru capable, et en le voyant si fier de ce pardon, il fut plus heureux encore d'être intervenu en sa faveur.  page 221

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